Typologie paysagère de la vallée de la Loire
LE VAL D'ORLÉANS
I. LE VAL D'ORLÉANS - SAINT-BENOÎT
Par Val d'Orléans-Saint-Benoît, nous désignons le Val d'Orléans dans sa
partie amont, de
Gien, qui marque la fin du Val berrichon et l'entrée dans les
sables de Sologne, jusqu'à
Sandillon, aux portes d'Orléans. Quant au Val
d'Orléans dans sa partie aval, nous la désignerons sous le nom de Val
d'Orléans-Beaugency. Dans l'ensemble du Val, elle reçoit
la Notre heure, la
Tielle, le Loiret, les Trois Mauves et l'Ardoux.
I. TOPOGRAPHIE ET MORPHOLOGIE DES PAYSAGES DU VAL
D'ORLÉANS-SAINT-BENOÎT
Si l'on souhaite apprécier l'originalité du Val d'Orléans-Saint-Benoît, il est
intéressant de prendre une vue d'ensemble de la grande courbe de la Loire de
Gien jusqu'à Amboise, aux portes de la Touraine. Alors il est possible de
comparer le Val d'Orléans-St-Benoît aux autres. Il est en moyenne deux fois
plus large. La forme du fleuve attire également l'attention : il comporte de
grands méandres, ce que l'on n'avait pas vu depuis Decize et qu'on ne reverra
plus jusqu'à l'océan. Les motifs de l'occupation du sol sont également
différents, par leur taille et leurs couleurs, Viennent enfin le nombre et la
répartition des boisements, qui ici prolongent en quelque sorte les forêts
d'Orléans au nord et de la Sologne au sud avant disparaîtra du lit majeur en
aval d'Orléans.
1. Une ample courbe de clarté
entre les sombres forêts d'Orléans et de Sologne
"C'est parmi les plus sombres paysages du Bassin parisien méridional que la
coulée d'alluvions couverte de cultures précieuses décrit son ample courbe de
clarté" (Dion, 1934 : 6)
Cette phrase de Roger Dion est de celles qui expriment le mieux la place
exceptionnelle du Val de Loire dans nos paysages. Elle vaut, on le verra, pour
le Val tout entier. Mais il mesure ici 6 kilomètres de largeur sur 40 de
longueur environ. Un tel phénomène ne se reproduira que dans le Val de
Touraine et la Vallée d'Anjou.
Ces grands élargissements ne s'expliquent pas de la même façon du point de
vue du travail d'érosion et de construction des sols par le fleuve. Ils
présentent cependant un caractère topographique commun : un nombre
important de fragments de la basse terrasse alluviale épargnés par l'érosion
fluviatile, disséminés un peu partout dans le lit majeur et formant autant de
buttes et de monticules insubmersibles habitables et habités par les occupants
de la vallée depuis la plus haute antiquité.
Ainsi Dion a-t-il pu en dénombrer
une trentaine dans le val de Saint-Benoît. Plus de la moitié portent des noms
évocateurs,
tels le Mont, Beaumont, Beaulieu, et les noms célèbres de Saint-
Benoît-sur-Loire
ou Germigny-des-Prés.
Ces îlots insubmersibles sont difficiles à discerner du premier coup d'oeil sur
le terrain, du fait de la faiblesse des pentes qui les raccordent aux terres
submersibles qu'ils ne dominent que de 3 ou 4 m, et du fait que leurs
habitants occupent ces pentes le plus bas possible, délaissant les points les plus
hauts dont les sols sont les plus ingrats. Ils n'en présentent pas moins des
motifs d'intérêt à plusieurs titres, et leur cartographie, désormais rendue
possible par le SIG de la plaine inondable, est précieuse. En premier lieu pour
les habitants et pour les ingénieurs préoccupés par la défense contre les
inondations ; en second lieu pour les agronomes attachés à l'étude des
aptitudes agricoles de leurs sols ; ensuite pour les historiens curieux de
connaître l'évolution du peuplement très ancien de la vallée.
2. Une occupation du sol ordonnée et prospère
Les similitudes entre les trois grandes vallées d'Orléans, de Touraine et
d'Anjou s'arrêtent à ces dimensions et à cette ancienneté commune du
peuplement. La carte actuelle rend compte d'une évolution sensiblement
différente dans l'occupation du sol et le peuplement.
Cette différence est déjà perceptible à la
tonalité générale des couleurs du
paysage. Alors que les Varennes tourangelles et la Grande Vallée sont occupés
par des parcelles relativement petites et chamarrées, où se jouxtent les verts,
les bleus, les orangés et les roses, le val d'Orléans-Saint-Benoît affiche des
parcelles plus grandes et des camaïeux de verts et de jaunes qui trahissent
plutôt
les cultures céréalières et fourragères que jardinières. Mais le contraste
est surtout accentué par l'importance relative du bâti. En aval d'Orléans en
effet, le bâti s'est davantage développé qu'ici, et souvent dans une logique
linéaire le long des axes routiers parallèles au fleuve. Dans le val d'Orléans-
Saint-Benoît,
le bâti apparaît plus ordonné et regroupé en ensembles
circonscrits et bien individualisés
. On reconnaît Sandillon, Saint-Denis-de
l'Hôtel
et Jargeau, Châteauneuf, Sully, Saint-Benoît, Ouzouer, Gien, villes ou
gros bourgs qui se succèdent le long du fleuve à la distance moyenne et
régulière de 4 ou 5 kilomètres. Il y a dans cet ordonnancement quelque chose
de calme, presque d'intemporel quand on le compare à l'intense activité
suggérée par la vallée en aval d'Orléans, et que l'on serait parfois tenté de
qualifier, par comparaison, de fourmilière - ce qu'il fut, davantage encore
qu'aujourd'hui, au XIX°.
3. Les grands méandres endigués par les premières levées en continu
On n'avait pas vu de tels méandres depuis la Loire bourbonnaise. Mais ici ils
sont endigués par
les levées, comme le reste du fleuve. Elles datent toutes du
XVI° et du XVII° siècle, à la différence de presque toutes celles des vallées
angevine et tourangelle, terminées pour leur plus grande partie à la fin du
XV°. Ici, et pour la première fois depuis Decize, elles longent le fleuve presque
en continu. Elles n'ont pas attiré l'installation d'habitations au plus près du
fleuve, comme en Touraine et en Anjou. On a plutôt l'impression qu'elles
sont là pour enserrer
les boisements et les milieux naturels du fleuve,
notamment les
îles et les méandres, plutôt que pour permettre au
peuplement de la vallée de s'installer au plus près du fleuve.
4. La clairière de Saint-Benoît : "le pays du milieu".
Les images d'Epinal de la clairière essartée dans l'antique forêt gauloise
nourissent notre imaginaire depuis l'école. Celle de Saint-Benoît mérite d'y
occuper une place à part. Elle s'épanouit entre les sables infertiles des forêts
d'Orléans et de Sologne, au coeur du Bassin parisien, et doit tout à la
puissance du fleuve, créateur de ses sols exceptionnels :
C'est à la vertu de l'alluvion fluviatile qu'il faut attribuer l'antique opulence
rurale dont témoignent, autour de la fameuse abbaye, les substructions
romaines dissimulées sous les labours, et l'importance des souvenirs et
vestiges carolingiens. Car les terrains mous et humides qui environnent ici la
vallée ne se prêtent pas à la formation de ces coteaux de vignobles qui, dans
les pays de roche saine, représentent un élément de richesse souvent plus
important que la plaine alluviale elle-même. Il ne reste, pour faire contraste
avec les solitudes de l'arrière pays, que la riche et grave campagne au milieu
de laquelle s'élève l'église abbatiale de Saint-Benoît. Nulle part la plaine
alluviale de la Loire n'affirme davantage son caractère de région naturelle et
ne mérite mieux de recevoir une appellation spéciale ; il n'est pas étonnant
que le nom de "Val de Loire" ait pris naissance en ce lieu."
(Dion, 1961 : 148)
L'originalité de cette "riche et grave campagne" est telle que Dion propose de
l'appeler
"le pays du milieu". Cette originalité n'est pas seulement conforme
aux réalités géologiques, mais aussi aux réalités historiques. C'est ici en effet,
selon Camille Jullian, qu'il faudrait chercher, soit dans le Val, soit en forêt
d'Orléans, le lieu sacré (qui pourrait être une île de la Loire) où se tenaient les
assises rituelles et solennelles des Gaulois, ce qui le faisait précisément
considérer par Jules César comme
le milieu de toute la Gaule.. Sa célébrité
grandit ensuite, sans se démentir, jusqu'à nos jours, du fait de l'installation
des moines bénédictins et de la construction de la grande basilique qui en
occupe désormais le centre.
Les vallées angevine et tourangelle, comme les vals d'Orléans et de Saint-
Benoît, doivent beaucoup à l'oeuvre des grandes abbayes qui s'y sont
installées et illustrées. Non seulement par la mise en oeuvre au quotidien des
cultures si florissantes et précieuses qui ont fait école dans tout le Val de Loire
et ont tant contribué à en faire cette
ample courbe de clarté dont parle Dion,
mais aussi par nombre d'autres techniques et inventions, depuis la façon de
s'accomoder des inondations du fleuve jusqu'à celles d'accéder à un art de
vivre et à une élévation de la pensée incomparables, qui attirent encore les
plus grands esprits.
Les moines avaient compris que l'art de résister aux grandes crues du fleuve
consistait plutôt à utiliser
les sites insubmersibles du val, en les étendant au
besoin par des remblaiements terrassés,
plutôt que de construire le rempart le
plus continu possible le long du fleuve comme ce fut fait à partir du XII° siècle
avec les levées. Tel fut le cas à Saint-Benoît, tel fut aussi le cas à l'abbaye de
Saint-Mesmin-de-Micy, en aval d'Orléans, et aussi à Saint-Martin dans les
Varennes tourangelles, où des remblais surélevant les sites insubmersibles
atteignirent
jusqu'à 1,50m de hauteur sur plusieurs hectares (Dion 1961 : 94).
Le modèle technique était donc des plus simples. On sait aujourd'hui que ce
modèle aurait sans doute prévalu sur l'ensemble du Val si le pouvoir n'avait
pas cédé aux pressions des seigneurs puis des riches propriétaires désireux
d'accroître leurs possessions grâce à ces terres si riches ou au commerce de la
batellerie. La résistance des paysans à la construction de telles levées n'était
pas moindre ici qu'elle le fut plus tard comme on l'a vu dans le val nivernais
par exemple, mais elle ne résista pas aux ordonnances du pouvoir royal.
5. Une profusion de motifs ordonnée et limpide
Nul mieux que Maurice Genevoix n'a mieux décrit la profusion des motifs
des paysages de ce val. Voici ce qu'il dit du paysage vu depuis le coteau de la
rive droite, vers
Saint-Denis-de-l'Hôtel :
"Tous les champs, les boqueteaux, les villages, les bouquets d'arbres, les
clochers s'offrent ensemble aux regards, dans la "profusion ordonnée et
limpide" qu'on voit aux toiles d'un Van Goyen ou aux gravures d'un
Rembrandt, fils et peintres d'un pays plat. (...) On ne peut rien abstraire de cet
ensemble, ni les métairies égaillées, ni les lignes de peupliers, les meules, les
tas de fagots, ni l'attelage qui suit la levée et qu'accompagne un chien jappant.
De çà, de là, et comme à l'improviste, quelque vieil orme, un merisier ou un
sureau dans une cour, un reflet qui s'allume dans une vitre piquent l'étendue
d'une touche légère, la caressent d'une grâce fugitive (Genevoix 56 : 9).
Genevoix parle d'une "profusion ordonnée et limpide" : l'expression est
caractéristique d'une campagne où tout, depuis le motif le plus monumental
jusqu'à l'arbre isolé, parle d'ordre au quotidien.
II. LES CARACTERES DES PAYSAGES DU VAL D'ORLÉANS-SAINTBENOIT
C'est encore à Maurice Genevoix qu'il convient d'avoir recours dans
l'expression des caractères de ce val qu'il a habité la plus grande partie de sa
vie et qu'il dit avoir quotidiennement parcouru entre
Châteauneuf, Saint-
Denis
et Saint-Benoît. Les Images du Val de Loire, qui en rendent compte, est
un ouvrage non daté, comme s'il décrivait des caractères qui avaient euxmêmes
quelque chose d'intemporel.
1. Le caractère naturel du Val d'Orléans-St-Benoît
Le caractère naturel du Val Saint-Benoît ne tient pas tellement aux formes
qu'aux forces qui y sont perceptibles. Il ne s'agit pas ici d'une nature
pittoresque au sens de bucolique, riante ou agreste mais
d'une nature
monumentale, puissante, mystérieuse.
Il s'agit moins d'un monde de formes
que d'un monde de forces d'autant plus impressionnantes qu'elles sont
encore à découvrir. Genevoix y revient constamment dans ses descriptions.
C'est la puissance du fleuve qui l'impressionne toujours :
"C'est vers Gien que commencent à la fois la forêt et la Sologne. Mais c'est
vers Gien aussi que la Loire devient souveraine, non plus seulement une
rivière qui va sa route, mais un fleuve qui divague à sa guise, élargit sa vallée,
la modèle, change la nature du sol, la transparence de l'air, la réfraction de la
lumière, la couleur des aubes et des couchants."
(Genevoix s.d., 24)
Les textes de Genevoix décrivant et célébrant la puissance de la Loire dans son
oeuvre créatrice de sols, de végétation et d'aquosités multiples, et à l'opposé,
dans son oeuvre destructrice lors desgrandes crues exceptionnelles, sont si
nombreux qu'ils finissent par faire de la Loire un personnage,
un très grand
personnage.
Ainsi dans Rémi des Rauches :
-" Personne, dit-il, personne ne connaît la Loire (...). Elle est sauvage,
sauvagement libre. Elle se garde et brise toute contrainte, d'où qu'elle vienne :
malheur aux hommes, s'ils ont osé la contraindre !
- Je sais, dit Rémi, elle n'aime pas les hommes.
- Elle ne les aime ni ne les déteste : elle est libre. Lorsqu'elle se bat contre eux,
et qu'elle leur fait du mal, c'est parce qu'ils ont voulu la contraindre.
Il étendit son bras vers une rive, puis vers l'autre, et son geste évoqua les
champs fertiles où, par les jours de soleil, les métairies font des taches roses et
blanches, très gaies. De l'est à l'ouest, d'un bout du val à l'autre bout, la
rumeur de la Loire s'élevait jusqu'aux nuages"( Genevoix, s. d. : 24 )
Cette appréciation de la nature a quelque chose de très moderne. Aussi bien
Genevoix a-t-il fait figure de précurseur du courant naturaliste et écologiste
contemporain. Sa perception de la nature est celle d'un champ de forces
puissantes mais organisées dans des équilibres qu'il s'efforce sans cesse de
rendre sensibles. Cet "ordre des choses" est celui que les sciences de l'écologie
ont redécouvert en tant que sciences des équilibres entre les différents milieux
naturels. Equilibres qu'il est en notre pouvoir, mais jamais à notre avantage
de contrecarrer. Le grand public est aujourd'hui sensible à ces réalités qu'ils
sent confusément menacées par certaines visions trop démiurgiques de la
nature. Et l'on sait aujourd'hui, dans le cas du Val de Loire, que les levées
n'ont pas connu la réussite qu'on en attendait, et qu'on y a renoncé tout
comme on a renoncé aux barrages proprement dits.
2. Le caractère historique du Val d'Orléans-St-Benoît
Le caractère historique du Val d'Orléans-Saint-Benoît a quelque chose de
paradoxal. Ici en effet il faudrait plutôt parler d'
intemporalité que
d'historicité. Ces monuments historiques qui remontent à plusieurs siècles, à
commencer par l
a basilique de Saint-Benoît, sont tellement anciens pour nous
qu'ils appartiennent à un autre temps, un temps quasiment légendaire.
L'émotion qu'ils suscitent est faite de trouble et en même temps d'admiration
pour leur puissance. Ce sont des réalisations grandioses, d'une hauteur et
d'une élévation exceptionnelles, qui témoignent de la capacité de grandeur
des générations dont nous sommes nous mêmes issus. Ce sont des
réalisations qui ont résisté à l'usure du temps et qui manifestent une vigueur
comparable à celle des éléments naturels eux-mêmes. Ils affichent une gravité,
une certaine austérité même, qui achève d'en faire des motifs quasi naturels :
Bien avant que les Valois, attirés par la douceur ensoleillée du Jardin de la
France, ne devinssent en effet tourangeaux, c'est en amont de la Touraine, en
amont de Blois, de Chambord, qu'il faut chercher les lignes et l'ordonnance
d'un style purement national. Saint-Gondon, Saint-Brisson, Sully sont aussi
des châteaux de la Loire ; un peu frustes encore, un peu rudes, mais puissants.
Sully, à demi-ruiné, reste beau dans cette calme puissance. Campé sur le bord
de la Loire, il reflète dans ses douves, entre les plaques de nénuphars,
l'épaisseur massive de ses tours, ses hauts combles aux ardoises bleues. Cette
gravité, cette austérité, on les sent jusqu'à Orléans ; mais aussi cette grâce, cette
pureté, ce naturel. Pas de coquetteries, d'agréments ajoutés, rapportés ; pas de
fioritures italiennes, florentines, où les derniers Valois, demain, allaient
reconnaître leur sang."
(Genevoix s. d. : 30)
On peut penser que l'architecte régionaliste Le Trosne, qui rebâtit Gien dans
son style originel après la dernière guerre, avait été sensible au caractère
Alain Mazas, Paysagiste DPLG – Typologie paysagère de la vallée de la Loire – DIREN Centre
particulier du Val d'Orléans-Saint-Benoît, si soucieux de conserver la
mémoire de
son style purement national.
3. Le caractère poétique du Val d'Orléans-St-Benoît
La poésie du Val d'Orléans-Saint-Benoît est principalement due à la grande
qualité des modèles naturels dans lesquels s'inscrivent ses paysages : ceux du
fleuve, ceux de sa plaine, ceux de sa flore et de sa faune, ceux de son ciel et de
sa lumière, ce ciel que Genevoix confond souvent avec le fleuve lui-même :
Ce jour là, une crue de printemps bousculait ses moutons d'écume sur un flot
couleur d'argile. Mais l'énorme dévalement du courant glissait d'un bloc lisse
et paisible ; et le ciel était d'un tel bleu, si lumineux, si satiné, que l'eau brune
perdait sa couleur pour n'être plus que lumière et que ciel .
(Genevoix, s. d. : 14)
La lumière de la Loire, que tant d'écrivains, de peintres et de poètes ont tenté
de décrire, Genevoix l'a décrite à maintes reprises dans ce quelle a sans doute
de plus caractéristique : la clarté.
La clarté d'aujourd'hui, la lueur verte du blé qui lève, les chants d'alouettes
qui fusent de chaque motte redisent la joie, la sécurité, l'abondance. Il a fallu
ces flots déchaînés, ces digues rompues, ces tocsins d'épouvante pour que ce
val devînt le Val d'or, le val "fleury" de Saint-Benoît, au coeur du Pré carré
français. (Genevoix s. d. : 26)
Le mot de clarté reprend celui de clairière. Il est sans doute l'expression la plus
juste du caractère limpide et quasi impalpable de la lumière du Val. Il dit
aussi, au figuré, la transparence, la pureté et l'authenticité, note sur laquelle se
termine la phrase, déjà annoncée dans la description des châteaux du val,
s'agissant du caractère national de leur architecture :
"le coeur du Pré carré
français"
.
4. Le caractère mythique du Val d'Orléans-St-Benoît
Maurice Genevoix s'est inscrit dans une lignée d'écrivains et de poètes qui ont
commencé à décrire et à célébrer la Loire dès le XV° siècle. Ses descriptions
sont innombrables et nous n'en n'aurons donné que quelques exemples. Elles
se sont souvent épanouies en célébrations qui ne le cèdent en rien à celles de
ses devanciers. A travers ces textes, la Loire apparaît, nous l'avons déjà
signalé, comme un haut personnage, et elle entre par là dans la légende.
Mais il y a plus encore ici que la légende. Par la célébration des hauts faits de la
Loire, qui sont autant de bienfaits, Genevoix l'élève au niveau du mythe. Le
mythe en effet est en effet récit de hauts faits, passés et à venir.
Le mythe
célèbre les actions mémorables du héros et mobilise les énergies de tous
autour des siennes.
A travers le mythe ligérien, le fleuve apparaît comme ce
très haut personnage aux multiples bienfaits et à la jeunesse sans cesse
renaissante, dont le qualificatif le plus caractéristique est celui de souverain :
"... c'est vers Gien aussi que la Loire devient souveraine..."
Le mythe ligérien s'est construit au fil des siècles à travers les multiples
représentations littéraires et picturales qui en ont été faites. Il prit pour
première figure celle d'une reine souveraine en son royaume. Cette figure ne
nous parle et ne nous mobilise peut-être plus autant qu'elle a pu le faire par le
passé. Notre sensibilité en retient pourtant ce qui en fait l'essentiel, cette
liberté souveraine, perçue à travers sa puissance et ses débordements mêmes,
et qui ont conduit à la figure du "dernier fleuve sauvage d'Europe". Cette
figure, elle aussi, ne fait pourtant pas l'unanimité, car si la Loire sauvage des
montagnes existe bien, la Loire humanisée du Val existe tout autant. Une
autre figure, celle du
fleuve le plus libre d'Europe, reflèterait peut-être plus
justement la diversité des points de vue de ceux qui se préoccupent de
respecter au mieux, sur l'ensemble de son cours, son domaine, son espace de
liberté, la grande plaine alluviale qui est son oeuvre propre.
II. LE VAL D'ORLÉANS - BEAUGENCY
Par Val d'Orléans-Beaugency, nous désignons le Val orléanais depuis
Sandillon jusqu'à l'embouchure de l'
Ardoux, en face d'Avaray.
I. TOPOGRAPHIE ET MORPHOLOGIE DES PAYSAGES DU VAL
D'ORLÉANS - BEAUGENCY
1. La nébuleuse orléanaise.
Distinguer le Val d'Orléans-Beaugency du Val d'Orléans-Saint-Benoît, c'est
renvoyer à l'important changement de physionomie du Val dû à la
nébuleuse orléanaise. Il s'agit de l'exceptionnelle extension de son
urbanisation, qui a comme explosé dans toutes les directions à partir du
coeur de la ville historique.
Le contraste entre la rive droite aval et la rive droite amont est déjà
instructif. Sur le rive droite amont, l'impression est celle d'une dynamique
qui remonte le fleuve mais qui butte à quelques kilomètres de la ville sur
les méandres du fleuve et la forêt proche. Sur la rive aval par contre,
l'impression est celle d'une dynamique qui va conduire à terme à une
urbanisation continue d'Orléans jusqu'à Beaugency, comme si le cours
plus tendu et rectiligne du fleuve facilitait l'extension du bâti le long des
routes parallèles au coteau. Mais c'est surtout rive gauche que
l'urbanisation frappe par son ampleur. On est loin du schéma historique
de la tête de pont réduite au minimum du fait de l'inondabilité de la
plaine.
Le faubourg Saint-Marceau fait désormais figure de tête d'épingle
dans la marée des constructions qui ont envahi la plaine inondable
jusqu'au Loiret et à la terrasse de 15m en bordure de laquelle se sont établis
Saint-Hilaire-Saint-Mesmin, Olivet et Saint-Cyr-en-Val.
Le phénomène revêt une ampleur unique sur tout le cours du fleuve. Non
seulement il a aboli, en quelques décennies, le paysage antécédent, mais il
oblitère la topographie et la morphologie de la vallée, dont il pourrait
laisser supposer qu'elle présente des caractères véritablement exceptionnels
par rapport à ce que l'on voit ailleurs dans le Val alors qu'il n'en est rien.
2. Les formes naturelles.
Les coteaux de la rive droite surplombent le fleuve, parfois de tout près,
parfois à un ou deux kilomètres, comme entre Beaugency et Meung.
La plaine, rive gauche, est large de 3 à 6 kilomètres et entièrement
inondable, mise à part la quinzaine de monticules insubmersibles de 7 à
8m dont les plus importants nomment les communes de
Sandillon, Saint-
Denis-en-Val
et Férolles et les autres les lieux-dits Le Martroy, le Gros
Caillou, Faussatures, les Asses, Savigny, Ligny, Beaulieu, le Mont
et
l'ancienne Abbaye de Saint-Mesmin de Micy.
Le Dhui et le Loiret occupent la dépression latérale au pied de la terrasse de
15m. Si le premier est quasi inconnu, le second jouit d'une réputation non
usurpée, pour diverses raisons. En premier lieu comme résurgence de la
Loire elle-même
"... dont les eaux torrentielles, absorbées par les canaux
souterrains qui sillonnent la plateforme rocheuse, reparaissent à la source
du Loiret en un lent tourbillon de masses limpides. La rivière qui naît là
est aussi différente que possible du fleuve dont elle capte les eaux :
régulière dans son débit et dans sa profondeur, elle s'écoule lentement,
dans un lit fixe, en étirant de longues algues. Les Orléanais d'autrefois
s'émerveillaient de la voir abondante pendant les plus grandes sécheresses,
libre de glaces pendant les plus durs hivers et toujours prête à mettre en
mouvement les moulins à farine qui subvenaient aux besoins de la ville"
(Dion, 1978 : 194).
L'admiration des Orléanais s'étendit certainement à la qualité des paysages
de la rivière, puisqu'ils en firent une petite Venise en y installant nombre
de châteaux, de demeures et de parcs qui figurent aujourd'hui au sein
d'une ZPPAUP. Mais la réputation du Loiret tient aussi à une raison plus
ambivalente, celle de l'attraction qu'il exerce sur la Loire lors des très
grandes crues :
"Et peut-être la Loire passerait-elle aujourd'hui dans la
dépression latérale du Loiret si l'on n'avait pas réparé les brèches qui se
sont produites, lors des plus grandes crues, près de
Bouteille, à l'extrémité
amont du Val d'Orléans" (Dion, 1978 : 239).
II. LES CARACTÈRES DES PAYSAGES DU VAL D'ORLÉANS -
BEAUGENCY
1. Le caractère et l'intérêt historiques du Val d'Orléans - Beaugency
Comme sur l'ensemble du cours de la Loire, le caractère et l'intérêt
historiques du Val tiennent essentiellement au rôle qu'y ont joué les
établissements humains, au premier rang desquels les villes.
Les noms d'
Orléans, Meung et Beaugency ont dans notre histoire un
parfum d'épopée,
voire de légende : c'est Charles Péguy, qui chante
l'épopée de Jeanne d'Arc
"le long du coteau courbe et des nobles vallées".
Orléans pourrait être comparé à la clé de voûte de l'édifice ligérien. Il est en
effet situé à la confluence des deux grandes dynamiques commerciales et
historiques qui ont fait la place de la Loire dans notre histoire : celles qui
sont remontées vers Paris à partir de Nantes et de l'Atlantique d'une part
et de la Méditerranée, par la vallée du Rhône, d'autre part. C'est donc dans
son association avec le fleuve qu'il faut voir une large part de sa fortune.
Installée sur sa rive droite, elles fut port, centre de prospérité et ville
frontière protectrice d'un royaume qui allait unifier le pays.
Port, elle profita largement de la puissance de la voie d'eau qui permit son
développement commercial. La Fontaine, plusieurs siècles plus tard,
découvrant le fleuve couvert de bateaux à Orléans, y vit
le port de
Constantinople en petit!
Cela en dit long sur son importance et sa
prospérité. Et l'on sait le rôle qu'elle joua pour obtenir du pouvoir
l'endiguement du fleuve au bénéfice de la navigation et du commerce
plus qu'à celui de la sécurité des populations du Val.
Cette navigation connaîtra son âge d'or aux XVIIIe et XIXe siècles avec un
trafic qui atteindra 400 000 tonnes de marchandises entre Orléans et Tours
et 70 000 voyageurs annuels. Une
cabane, partie à 4h du matin d'Orléans,
arrivait à Saumur, distante de 182 kms, à 20h. A la remontée, il fallait 8
jours pour relier Nantes à Orléans.
Centre de prospérité grâce à la navigation ligérienne et à ses échanges,
Orléans recueillit aussi et développa l'héritage des grandes abbayes du
Moyen-Âge qui avaient su exploiter les riches alluvions du fleuve pour
inventer une agriculture prospère et variée. La vigne fut cultivée jusque
dans le Val orléanais lui-même, ce qui fut une exception, mais une
exception qui alimenta longtemps la capitale.
Ville frontière installée à l'abri des crues, elles sut exploiter la troisième
forme de la puissance du fleuve, sa largeur et son caractère imprévisible,
pour en faire une frontière difficile à franchir. On comprend alors les
lignes consacrées par Elisée RECLUS à son rôle unique dans l'édification de
la nation, de pair avec les grandes cités de Tours et d'Angers :
"Le grand rôle des contrées de la Loire moyenne dans l’histoire spéciale de
la France est d’avoir, plus que toute autre province, contribué à la
naissance et au développement de la nation... C’est au sud de la grande
courbe de la Loire que la nation, moins troublée par les guerres extérieures,
a pu se constituer le plus solidement et qu’elle a le mieux trouvé sa langue
et son génie... Cette France par excellence des bords de la Loire a contribué
pour une très-forte part à l’oeuvre de
francisation des provinces voisines.
C’est par les vallées de la Haute-Loire, de l’Allier, du Cher, de la Creuse, de
l’Indre et de la Vienne que tout le Plateau Central a été graduellement
conquis aux moeurs, à la langue, aux idées et à la civilisation matérielle de
la France du Nord ; c’est par la basse Loire que les formations granitiques
du Poitou maritime ont été rattachées aux plaines basses et que la
péninsule de Bretagne a cessé d’être une terre étrangère."
(Reclus, E., 1881)
2. Le caractère et l'intérêt pittoresques du Val d'Orléans-Beaugency
Tous les auteurs, poètes, écrivains, géographes et touristes ont été
unanimes sur le pittoresque du Val orléanais : celui d'
une campagne
riante, bucolique, idyllique.
Ce pittoresque tint la vedette dans nos paysages
à partir de la Renaissance. Plus tard, au XIX°, la seconde Renaissance
ligérienne vit l'apparition de la sensibilité romantique, celle des Hugo,
Turner, et Delacroix, qui chercheront le pittoresque dans
les spectacles plus
grandioses des forces naturelles,
le fleuve lui-même ou les falaises de la
Touraine et de l'Anjou par exemple. Ce en quoi ils ouvraient la voie à
notre sensibilité, particulièrement sensible aux manifestations des forces et
des dynamiques de la nature.
Tous ont relevé le contraste
l'ample courbe de clarté du fleuve et les
sombres paysages des forêts d'Orléans et de Sologne ou les étendues
monotones de la Beauce. C'est
La Fontaine, qui semble avoir donné le ton
à aux descriptions qui suivront pendant longtemps:
Coteaux riants y sont des deux côtés
Coteaux non pas si voisins de la nue
Qu'en Limousin, mais coteaux enchantés,
Belles maisons, beaux parcs, et bien plantés,
Prés verdoyants dont ce pays abonde,
Vignes et bois, tant de diversités
Qu'on croit d'abord être en un autre monde.
Un siècle plus tard, le 30 mai 1787, Arthur Young est à l'unisson de ces
descriptions contribuant pour sa part au mythe d'une Loire superbe,
généreuse, souveraine :
"Du clocher de la cathédrale d’Orléans, le point de vue est très beau. La
ville est grande, et ses faubourgs, composés chacun d’une simple rue,
s’étirent sur presque une lieue. Le vaste pays qui s’étend de chaque côté
forme une plaine sans limites, à travers laquelle la splendide Loire incurve
son cours majestueux, que l’on voit sur quatorze lieues; tout le paysage est
un entrelacs de riches prairies, de vignes, de jardins et de forêts. ... "
Il est rare, dans le concert des louanges, de déceler une fausse note. Parmi
les poètes, seul le bonhomme La Fontaine s'y est risqué, mais avec sa
légèreté et son art coutumier de la dédramatisation :
La Loire est donc une rivière
Arrosant un pays favorisé des Cieux,
Douce quand il lui plaît, quant il lui plaît si fière
Qu'à peine arrête-t-on son cours impérieux.
Elle ravagerait mille moissons fertiles,
Engloutirait des bourgs, ferait flotter des villes,
Détruirait tout en une nuit :
Il ne faudrait qu'une journée
Pour lui voir entraîner le fruit
De tout le labeur d'une année,
Si le long de ses bords n'était une levée
Qu'on entretient soigneusement...

III. LA LISIBILITÉ DES PAYSAGES DES VALS D'ORLÉANS - SAINT-BENOIT
ET BEAUGENCY
Qu'en est-il aujourd'hui de ces modèles de paysages?
Une même critique a été faite par toutes les études paysagères (voir
notamment Chemetoff et Dauvergne, Saurin) qui ont pris le Val pour
objet :
l'effet toujours banalisant et souvent destructeur de l'urbanisation
qui s'est développée tant dans la plaine que sur les
saltus côtiers qui en font
le cadre naturel. Cette critique s'étend pour certains à tout le Val entre
Orléans et Tours :
"(...) en une ou deux décennies, l'évolution a été sidérante. C'est une ville
continue, ni structurée ni organisée, sans style,
un mitage généralisé qui
s'étale d'Orléans à Tours,
un gaspillage éhonté de l'espace, une perte de
substance et d'âme qui n'accueille au total qu'à peine l'équivalent d'une
petite ville nouvelle." (Simon, 1991 : 40)
Cette dynamique a eu pour effet
de noyer dans un tissu indifférencié les continuités paysagères
antécédentes, modèles d'un pays prospère et attirant. Et la carte montre des
espaces relativement préservés dont on peut craindre qu'ils soient bientôt
remplis à leur tour.
1. La disparition des continuités paysagères de la plaine alluviale
Elles s'organisaient selon une logique induite par les risques de
submersion. De tout point de cette plaine, le fleuve était en quelque sorte
sous le regard, comme s'il s'agissait d'en observer en permanence les
humeurs et les états. Et de chacun de ces points était possible le
déplacement qui permettrait, en cas d'alerte, de se mettre à l'abri de tout
danger. Le territoire était tout entier organisé et dominé par cette veille
attentive, cette attention flottante pour ainsi dire, qui fait partie de la
culture ligérienne.
Cette logique inféodée au fleuve a été négligée et remplacée par une autre :
celle qu'induisent les infrastructures modernes de communication,
autoroutes et autres voies "mises aux normes". Le résultat est d'exposer
aujourd'hui quelque 250 000 personnes aux crues exceptionnelles toujours
possibles. Comme le souligne Alexandre Chemetoff dans le
Plan de
paysage du Val de Loire,
que
"L'autoroute se répand et irrigue le paysage, la logique des infrastructures
dicte l'aménagement du territoire" (Chemetoff, 1994)
Certaines de ces infrastructures sont perpendiculaires au cours du fleuve.
Elles constituent des barrières physiques qui fragmentent les anciennes
continuités de la plaine. De plus, elles sont désormais bordées de fronts
bâtis qui ont un double effet : d'une part ils bloquent la vue aux premiers
plans de la route et empêchent de percevoir tout horizon latéral, donc tout
paysage au sens propre ; d'autre part ils empêchent de percevoir l'horizon
perpendiculaire à la route, droit devant. Dès lors le fleuve n'est vu de
nulle part sauf au cours de sa très brève traversée - trop brève pour qu'il
soit perçu comme un horizon majeur et comme l'axe d'un domaine d'une
réelle importance, celui de la plaine entre coteau nord et terrasse sud. Le
fleuve ne se donne donc plus à voir que très ponctuellement et trop
fugitivement pour produire autre chose qu'une impression d'étrangeté
sinon d'incongruité, une sorte de contrainte pour le trafic. N'étant plus
perceptible, il ne compte plus, il n'existe plus, ni comme paysage ni comme
force dont il importe de tenir compte.

2. La banalisation des continuités paysagères du plateau
Elles s'organisaient elles aussi selon une logique inféodée au fleuve. Le
Plan de paysage du Val de Loire a observé, à partir de l'étude de la carte de
Cassini que :
"... Les villages s'implantaient au creux des talwegs le long des affluents de
la Loire, et s'accrochaient au coteau afin d'être davantage protégés des crues
(..
.) Par rapport à cette implantation géographique, on constate aujourd'hui
que de plus en plus de villes de la rive droite tendent à se rapprocher de
l'autoroute et commencent à s'étendre sur le plateau, ce qui modifie
considérablement la physionomie du paysage... Actuellement, l'espace
entre la voie ferrée et la RN 152 connaît de fortes pressions urbaines car la
Nationale est devenue un axe de dévelop-pement économique : une
urbanisation linéaire, parallèle à la Loire, tend à faire se rejoindre les villes
entre elles, alors qu'à l'origine celles-ci rythmaient le paysage en étant
implantées perpendi-culairement au fleuve, épousant l'orientation des
vallons.” ((Chemetoff, 1994)
Cette urbanisation en continu engendre les mêmes effets d'occultation que
celle de la plaine alluviale, que ce soit latéralement vers la Loire ou droit
devant en direction des villes et villages qui ne rythment plus le
déplacement et ne sont plus annoncés comme sertis dans leur continuité
naturelle perpendiculaire au fleuve. Le fleuve se trouve ainsi marginalisé,
tant physiquement que visuellement. Un exemple en est donné par la
zone industrielle qui a été installée à l'entrée de Beaugency en venant de
Meung. Elle occulte les horizons de la route, elle banalise l'entrée de la
ville et elle supprime une opportunité de développement de l'habitat en
lieu et place d'une zone d'activités.
3. Le mitage des saltus côtiers
Les continuités paysagères des coteaux
ont fait l'objet d'une étude
particulière de l'OREALM sur l'ensemble du Val (Dauvergne et Saurin,
1973). Ils constituent un des tout premiers motifs d'intérêt des paysages du
val dans la mesure où ils surplombent le fleuve de près et sont très visibles
à partir de la plaine. Ils étaient voués à des productions variées, surtout les
vergers et les vignobles, et parfois un habitat qui savait reconnaître dans les
inflexions du terrain les sites adaptés à la construction à l'exclusion des
autres. Parfois, cet habitat était situé au pied du coteau ou à mi-pente,
"mais jamais en crête à cause des contraintes de l'alimentation en eau"
ainsi que du vent du nord, particulièrement sensible dans l'Orléanais.
Par rapport à ces pratiques, qui dénotaient une reconnaissance et une prise
en compte fines de la nature des lieux et des sites, et peut-être aussi
d'autres considérations telles que celle de voir sans être vu, les choses ont
beaucoup changé. Le constat de la banalisation, voire de la dégradation des
coteaux est sévère :
"Actuellement ils tombent en lambeaux : les vignobles reculent devant
l'urbanisation (..
.) Les coteaux encore non urbanisés deviennent très rares.
Plus généralement le paysage de coteau traduit une profonde mutation
dans l'occupation du sol. En effet. cultures, friches, habitat diffus y sont
mêlés sans qu'il se dégage une signification bien précise du rôle que joue le
coteau. La plupart du temps l'urbanisation tue le coteau, au lieu de le
renforcer : il est atténué, caché ou même devient inaccessible.”
(Dauvergne et Saurin, 1973)
Ce constat témoigne de la perte des notions de site et de lieu, de leur
dimensions propres et de leur place dans les enchaînements classiques de
la charpente paysagère ligérienne.
4. La survivance des îles
Il ne s'agit pas seulement ici des îles de la Loire à proprement parler, mais
aussi des sites qui apparaissent, dans le contexte fortement urbanisé du Val,
comme des îles préservées et encore reliées au fleuve : en amont de la
plaine, sur Saint-Denis-en-Val, et en aval, sur la presqu'île de la Garenne, à
la confluence du Loiret. Ils font partie des sites d'intérêt écologique et
paysager majeur dont le Val de la Loire moyenne est, selon le Schéma
Directeur d'Orléans,
"un lieu de concentration".
A Saint-Denis-en-Val, un ambitieux projet de découverte de la Loire par
un itinéraire pédestre "sauvage" par rapport à la rive droite plus urbaine, a
pour objet
"l'aménagement d'un espace de détente d'identité ligérienne
de 300 ha lié à un travail paysager sur l'aspect agricole et naturel".
Ce
projet se trouve dans la continuité d'un autre, qui lui fait face, celui de la
remise en navigabilité du canal d'Orléans à
Combleux. L'ambition du
projet se mesure non seulement à son importance en surface mais aussi au
fait qu'il pourrait être traversé par le franchissement d'une nouvelle
infrastructure routière reliant Saint-Jean-de-Bray à Saint-Denis-en-Val.
Mais le franchissement du fleuve par un pont routier fait l'objet à juste
titre de vives réactions d'opposition.
A la confluence de la Loire et du Loiret, entre dans le périmètre ZPPAUP
du Loiret,
le site de la Garenne a fait l'objet d'un arrêté de biotope de 13 ha
(1981). Non loin de là se situe la réserve naturelle de
l'Ile-aux-Oiseaux, de
6,5 ha. A mi-chemin,
le hameau de Saint-Nicolas, le Carmel de Micy et le
site de MICY, "Le jardin du Dragon",
conservent la mémoire d'un très
ancien site d'habitat, Miciacus, sur la dernière montille du Val. Ces sites
ont fait l'objet d'une très intéressante étude montrant la valorisation
qu'apporte l'approche culturelle d'un site très proche du naturel. Le projet
consiste à relier les deux sites par un itinéraire de 6 kilomètres "racontant"
l'histoire et la légende de ce bout du monde, à travers la forme locale du
mythe très universel du fleuve-dragon (il est significatif que le mythe
ligérien prenne ici la figure du dragon, ce qui ne semble pas être le cas
ailleurs). Cette étude est exemplaire en ce qu'elle montre qu'il n'est pas de
paysage, si naturel qu'il soit en apparence, qui ne recèle des témoignages
culturels, parfois oubliés, parfois d'un grand intérêt, qui permettent à un
public plus large que celui des seuls naturalistes d'y trouver des points de
vue neufs et attrayants. Le caractère fédérateur du thème du paysage, qui
vient de cette volonté de découvrir dans tout paysage les points de vue les
plus différents et les plus complémentaires, de façon à être ouverts au plus
grand public possible, trouve ici une illustration exemplaire.
Sur ce site coexistent encore en effet les modèles historique, écologique,
pittoresque et artistique d'organisation de l'espace pour donner un modèle
achevé de paysage.
Le modèle historique a sans doute été sauvegardé du fait de l'inondabilité
de la plaine alluviale, peu touchée par les peupleraies comme ce sera le cas
sur les grandes confluences de la Touraine. La coupe rend sensible
l'immensité relative de la plaine alluviale, vouée aux cultures rases ou
aux pacages et ne faisant pas obstacle au libre écoulement des eaux en cas de
crue. Le bâti, sur le plateau nord et la terrasse sud, se maintient à distance
de la rupture de pente du coteau et n'est perceptible de la plaine que par ses
motifs monumentaux, comme c'est souvent le cas en Loire, ici les deux
églises.
Le modèle écologique a été reconnu comme tel sur le site. Il coexiste avec le
modèle historique et l'enrichit dans la mesure où il offre à la flore et à la
faune des niches actuelles ou potentielles qui méritent protection et mise
en valeur. Ce modèle écologique s'accompagne également d'autres
modèles d'intérêt scientifique, par exemple le modèle géographique.
Quant au modèle pittoresque, il est exprimé par Farelle, auteur de l'étude
sur
Micy, Le Jardin du Dragon, par une formule lapidaire qui en dit long
sur la ligérianité du site
:"Au-delà du hameau, c'est le bout du monde". Si,
selon la formule admise, la Loire est
"par essence de nature poétique"
(BETURE, 1990, 58) alors on en a ici un bel exemple, celui d'un autre
monde, de ce monde qu'évoquent beaucoup de Ligériens quand il disent :
"Lorsque je suis en Loire, je me retrouve toujours ailleurs". Toute l'étude
paysagère de mise en valeur du site montre que sa valeur pittoresque est
faite des émotions suscitées en ces lieux d'une part par les évocations du
passé et d'autre part par la confrontation tant physique que visuelle avec la
puissance et les oeuvres sans cesse renaissantes du fleuve.

IV. LA PROTECTION ET LA MISE EN VALEUR DES PAYSAGES DES
VALS D'ORLÉANS - SAINT-BENOIT ET BEAUGENCY
1. La sauvegarde des coteaux
Ce qui reste des coteaux mériterait de faire l'objet d'une protection forte
relevant d'un Schéma directeur global. Les coteaux font partie de la
charpente paysagère à titre de modèles naturels et pittoresques, tout
comme les espaces ruraux de la plaine, plus explicitement visés par le
réseau continu d'espaces naturels du Schéma directeur en vue de maîtriser
l'urbanisation. Cela sera surtout vrai des coteaux qui séparent
Saint-Ay
d'Avaray,
mais aussi en aval de Saint-Hilaire-Saint-Mesmin (voir les
reommandations concernant les coteaux du Blésois)
2. Les berges du saltus fluvial
Plus les coteaux ont été banalisés par l'urbanisation plus les berges
méritent, par contraste, d'attentions et de soins. Si le cadre du fleuve a été
très dégradé, son écrin demeure et mérite d'être traité dans le respect des
modèles historiques et naturels qui font du domaine fluvial un
saltus dont
il convient de bannir tout aménagement banalisant. A cet égard on notera
que
tout parc de stationnement, tout terrain de camping, tout ensemble
sportif
ne devrait pas y avoir sa place, et, en tout état de cause, s'étudie et se
dessine en termes de paysage, sous peine d'offrir l'image de la plus pauvre
banalité. L'ambiance naturelle qui devrait imprégner les abords du fleuve
n'y résiste pas.
3. La végétation
Dans la logique de ce qui précède,
il faut retenir pour la végétation un
caractère naturel plutôt que sauvage. Le point est d'importance car un état
d'enfrichement des espaces proches du fleuve pourrait être admis comme
intéressant au nom d'un soit-disant caractère sauvage, comme semblent
l'indiquer certaines intentions de projets locaux appliqués à la Loire. Mais
l'héritage des levées et les impératifs liés à l'entretien du lit du fleuve ainsi
corseté empêchent, on l'a vu plus haut, de parler de fleuve sauvage. Le
pacage du
saltus ligérien l'a maintenu, historiquement, comme un espace
proche du naturel et ouvert, qui mérite de continuer de l'être. On
trouvera un exemple de l'intérêt que prendrait une gestion de ce type sur
la rive gauche face à Beaugency.
4. Les chemins de la Loire
Retrouver les chemins de la Loire : ainsi pourrait-on résumer la réflexion
et la concertation des
Agences d'Urbanisme d'Orléans, de Tours, d'Angers
et de Nantes
pour dégager les principes d'organisation spatiale et de
valorisation de leurs territoires et par là renforcer l'image de marque liée à
la Loire.
Retrouver, rejoindre, rétablir, renouer avec, ... tels sont les
maîtres-mots de la réflexion. C'est une révolution quand on songe à quel
point le fleuve a été négligé depuis plus d'un siècle par les villes-mêmes
qui avaient tout fait pendant si longtemps pour l'endiguer certes mais
aussi le soigner. Ce constat va de pair avec celui du développement des
routes, qui a tellement mis à mal le réseau viaire antécédent. Les
programmes de "liaisons douces" s'imposent de plus et sur Orléans, le
développement d'un tel réseau sur toute la plaine, et pas seulement sur le
fleuve, entre dans le projet global du réseau d'intérêt écologique et
paysager voulu par le Schéma directeur comme son fil d'Ariane.
On donnera par ailleurs à l'expression "retrouver les chemins de la Loire"
toute son extension en saisissant chaque occasion de manifester
les
dimensions historiques, artistiques, voire légendaires
des sites traversés,
sur le modèle de l'étude de la presqu'île de Micy déjà citée.
Dans le cadre de ce projet il conviendrait également, en matière de création
et/ou d'aménagements routiers (élargissements et mises à 2x2 voies par
exemple), d'envisager un
Schéma directeur de Coordination paysagère
routière
spécifique, à l'image de ceux qui ont déjà été initiés par la Diection
des Routes sur différents itinéraires du territoire national. Le principe
d'une telle coordination est d'assurer
le rétablissement de toutes les
continuités touchées par le projet,
tant en matière de voirie locale que de
formes du relief, de l'eau, de la végétation et de l'occupation du sol. Un tel
document pourrait anticiper sur le succès de l'opération en matière de
paysage et de qualité de vie pour les riverains.
5. Le développement urbain
Il rentre dans la même problématique que celle de la protection ferme d'un
réseau d'espaces naturels ou ruraux qui en limite l'extension anarchique.
Le souci majeur étant en premier lieu celui de la localisation, les principes
suivants seraient àprendre en compte :
- se conformer le plus possible au modèle historique d'une extension
perpendiculaire à l'axe du fleuve
- se développer sur le plateau et non sur le saltus côtier et considérer la
route parallèle au fleuve comme une limite à ne pas dépasser, ce qui n'est
pas le cas entre Meung et Beaugency
- déterminer une limite d'extension latérale entre villes et villages qui
permette d'individualiser chaque silhouette urbaine dans son site propre
- éviter sur ces axes toute implantation qui ne répondrait pas aux exigences
de l'article L 111 1-4 du code de l'urbanisme.
6. L'occupation du sol
La volonté de la ville d'Orléans de maintenir son centre horticole au
niveau international peut déboucher sur une harmonisation de la
dynamique agricole avec les paysages, dans la tradition de ses caractères
pittoresques. Dans la ligne de cette tradition horticole, qui avait fait de la
plaine un immense jardin, il pourrait être intéressant de renouveler avec
la tradition viticole par un renouvellement des cépages, et une
restructuration des exploitations et des circuits de distribution.
Retrouver les chemins de la Loire signifierait ici retrouver les pratiques
régissant les interactions entre la dynamique du fleuve, l'urbanisme,
l'agriculture, le tourisme et l'identité culturelle du Val. Les propositions
émises à cet effet sont les suivantes :
pratiquer une politique d’acquisitions foncières qui permettent de
retrouvrer de véritables continuités où l'adéquation entre motifs de
naturalité et de spatialité puisse se manifester....
favoriser les reboisements raisonnés et/ou la gestion des friches dans le
lit mineur,
poursuivre la mise en valeur systématique des points hauts d’où l’on
peut appréhender la Loire et le val,
rechercher des architectures et des modes d’urbanisation propres aux
différentes situations de coteau.
7. L'ambitieux projet de Saint-Denis-en-Val
Dans ce site, les modèles historique et pittoresque de la charpente paysagère
ont été bouleversés d'une part par l'exploitation des gravières qui ont
envahi plus de la moitié du saltus fluvial endigué, et d'autre part par le
développement de l'urbanisation, dont on peut se demander si elle
respecte la logique du site insubmersible de Saint-Denis-en-Val.
L'espace qui en résulte appelle un traitement nouveau sur des modèles
écologique et paysager à inventer.
Le modèle écologique sera dépendant
des études hydrauliques sur le remodelage possible des éléments naturels
et des chemins en place, afin d'en faire de réels motifs d'intérêt.
Le modèle
paysager
s'appuiera sur le modèle écologique. Il excluera donc en principe
tout bâti d'importance, tant pour son impact physique que symbolique. Le
rejet d'un franchissement routier par un cinquième pont s'inscrit dans
cette sensibilité. On voit mal comment un tel ouvrage épargnerait au site
les pollutions physiques, sonores, visuelles et symboliques qui rendraient
aléatoire la restauration de sa valeur paysagère.

INDEX DES COMMUNES
CLASSEES PAR ORDRE D'APPARITION D'AMONT EN AVAL

Saint-Martin-sur-Ocre-45-Loiret-Rive gauche
Gien-45-Loiret-Rives gauche et droite
Poilly-lez-Gien-45-Loiret-Rive gauche
Nevoy
Saint-Gondon-45-Loiret-Rive gauche
Lion-en-Sullias-45-Loiret-Rive gauche
Dampierre-en-Burly
Ouzouer-sur-Loire
Saint-Alignan-le-Jaillard-45-Loiret-Rive gauche
Sully-sur-Loire-45-Loiret-Rive gauche
Bonnée
Saint-Père-sur-Loire
Bray-en-Val
Guilly-45-Loiret-Rive gauche
Saint-Benoît-sur-Loire
Neuvy-en-Sullias
Saint-Aignan-des-Gués
Germigny-des-Prés
Saint-Martin-d'Abbat
Sigloy
Ouvrouer-les-Champs
Châteauneuf-sur-Loire
Jargeau
Saint-Denis-de-l'Hôtel
Darvoy
Bou
Mardié
Férolles
Sandillon
Checy
Combleux
Orléans
Saint-Jean-le-Blanc
Saint-Denis-en-Val
Olivet
La Chapelle-Saint-Mesmin
Saint-Privé-Saint-Mesmin
Saint-Hilaire-Saint-Mesmin
Chaingny
Mareau-aux-Prés
Saint-Ay
Cléry-Saint-André
Meung-sur-Loire
Dry
Lailly-en-Val
Baule
Beaugency
Messas
Tavers
Lestiou
Avaray
Saint-Laurent-Nouan

Source : Alain Mazas, Paysagiste DPLG - Typologie paysagère de la vallée de la Loire - DIREN Centre -1999