Typologie paysagère de la vallée de la Loire
LA HAUTE VALLÉE
La Haute Vallée de la Loire court depuis sa source (1375m), au Gerbier de
Jonc
(1554m), jusqu'au premier des bassins sédimentaires qui en marquent
le cours, le bassin du Puy-en-Velay. Entre temps elle aura parcouru une
dénivelée de près de 800m, ne se trouvant plus qu'à 592m de son
embouchure, et ayant accueilli les affluents de
l'Aigue-Nègre, la Padelle, le
Vernazon, le Gage, la Veyradeyre, l'Orcheval, la Méjeanne, l'Ourzie, la
Colence, la Gagne de Cayres, la Laussonne, la Gagne d'Arcône.
On peut y distinguer quatre séquences principales : du Gerbier de Jonc à
Rieutord ; de Rieutord au lac d'Issarlès ; d'Issarlès à Salettes et de Salettes à
Coubon.
I. TOPOGRAPHIE ET MORPHOLOGIE DES PAYSAGES DE LA HAUTE VALLÉE
1. Aux sources de la Loire.
"La Loire prend sa source au Mont Gerbier de Jonc (1554m)". La petite
phrase que nous connaissons tous ne précise pas que cette source est une
toute petire mare d'où coule un mince filet d'eau aboutissant par un tuyau,
dans
la ferme de la Loire (1375m), à une auge qui servit longtemps à
abreuver les porcs... Elle ne précise pas que cette source fait débat. Sur place,
mais aussi dans les opinions des spécialistes. Certains s'étonnent que la
source de la Loire ne soit pas celle de
l'Aigue-Nègre, son premier affluent,
quelques kilomètres plus bas, combien plus importante par son débit. Paul
Joanne considère cet affluent comme le
"véritable commencement du
fleuve"
, "sa vraie branche mère" (Joanne, 1896 : 2236). D'autres vont
beaucoup plus loin, par exemple Pierre Deffontaines et Mariel Jean-
Brunhes Delamarre :
"en réalité celle-ci (la Loire) prend naissance vers
1400m, dans les 'narces' ou prairies humides, non loin du hameau des
Estables, situé près du Mont Alhambre (1695m)..." (Deffontaines al., 1945 :
276),
ce qui fait naître la Loire au pied du Mont Mézenc...
Les plateaux du Vivarais voient ensuite s'écouler les premiers kilomètres
de notre plus grand fleuve. Les paysages qu'il traverse ne font pas non plus
l'unanimité... Un premier paysage, représenté par une carte postale du
début du siècle, présente un paysage minéral et aride dans lequel on aurait
peine à trouver un autre motif d'intérêt que
le Mont lui-même, mis à part
un vague chemin, une ancienne draille peut-être, qui se distingue à peine
de la pierraille environnante. Un deuxième, une autre carte postale de la
même époque, présente un paysage encore dominé par le Mont mais dans
lequel figurent deux autres motifs :
un bouquet d'arbres et une ferme - si
bienvenue sur ce plateau dénudé! Le troisième est une lithographie. Elle
présente non seulement les motifs précédents mais plusieurs autres :
vallonnements, prairies pâturées, animaux accompagnés de leurs bergers,
et enfin la toute jeune Loire dans ses gorges naissantes...
Trois documents, trois paysages bien différents. Vidal de la Blache pourrait
légender le premier :
"un laboratoire de phénomènes violents". Gallouédec
soulignerait plus volontiers son caractère humanisé puisque
"l'on n'y a
presque nulle part l'impression d'un pays désert"!
Points de vue
inconciliables? Non puisqu'ils existent bien sur le terrain, à partir de points
de vue différents. L'auteur de la lithographie l'a bien compris, lui qui
synthétise les deux visions et organise une composition imaginaire mêlant
l'humain à une atmosphère "ensauvagée" par un ciel d'orage, et
exprimant déjà les deux facettes du mythe ligérien, un fleuve "sauvage" et
cependant toujours humanisé...
2. Les gorges des hautes vallées
Elles commencent en aval de Rieutord :
"Il s'agit maintenant pour le fleuve naissant de descendre du plateau natal
; la Loire se tord et retord, sur la roche primitive, mais au pied de longues
coulées de basalte ; sa gorge s'approfondit, la hauteur de son lit au-dessus
des mers s'abaisse rapidement (...) au pied d'un talus haut, escarpé, qui
suspend à plus de 100m au-dessus de son lit le magnifique lac d'Issarlès,
l'un des plus profonds de France" (Joanne, 1896 : 2236)
Un peu plus bas, sous le Rocher du Ceylar, elle entrera dans le département
de la Haute-Loire par d'autres gorges qui se prolongeront sans interruption
d'
Arlempdes jusqu'à Serre-de-la Farre. La vallée se creuse alors dans les
plateaux de granite recouverts des
coulées basaltiques du Brignon, de Solignac, de Collandre, où subsistent
sucs et gardes, ces petits volcans facilement identifiables. Les plateaux, sur
la rive gauche, se terminent généralement par des
abrupts extrêmement
typiques. Les autres pentes, raides, constituées par les éboulis des
falaises de
basalte
ou par les affleurements de granite, sont généralement boisées, alors
que quelques autres, plus douces, principalement sur la rive droite,
correspondent aux sables argileux tertiaires
(EPALA, 1984)
Mais plus encore que par leurs profils, c'est par la nature granitique ou
basaltique de leurs roches que les gorges jouent un rôle déterminant dans
le caractère le plus fondamental du fleuve tout entier : son imprévisible
irrégularité
.
"Tout au long de ses 1025 kilomètres, la Loire est un terrible modèle
d'irrégularité désastreuse : et cela par l'imperméabilité d'une grande partie
de son bassin... Dans la moitié du versant ligérien, ou peu s'en faut, les
eaux tombées en goutelettes ou celles que l'ouragan jette en cascades
s'enfuient dans une course vertigineuse et le sol ne les boit pas au passage ;
qu'il pleuve longtemps ou en brève averse, par un orage noir ou dans une
souriante ondée de printemps, entre deux soleils ou pendant l'astre,
chaque pli de ces terres sans porosité rassemble un torrent, chaque ravin
concentre un fleuve, et ces déluges s'écroulent sur la Loire. Tous les ans, et
souvent plusieurs fois l'an, la Loire mène autant de flots qu'un grand
fleuve d'Asie, d'Afrique ou d'Amérique..." (Reclus, O., 1904 : 686 )
C'est en ces termes qu'Onésime Reclus inaugure son chapitre sur la Loire,
dans
Le plus beau royaume sous le ciel, remarquant au passage que "...si les
divinités topiques alliées aux puissances de l'air en avaient fait un courant
plein, profond, régulier, fécondant, bienfaisant, c'est sur sa rive et non sur
celle de la Seine qu'aurait grandi la ville royale, impériale et nationale"
(Reclus, O., 1904 : 685).
Ce disant, il rejoint l'opinion de son frère Elisée, qui
estimait que le grand fleuve avait
"plus que tout autre province, contribué
à la naissance et au développement de la nation" (Reclus, E., 1881)
3. La forêt et ses fantasmes
Autant la forêt est éparse sur les hauts plateaux ardéchois, autant elle est
omniprésente dans les gorges. Elle est comme la toile de fond du paysage,
sur laquelle se détachent les motifs des
abrupts et des parois rocheuses, des
prairies
et des cultures, des fermes et des villages, qui focalisent l'attention.
Peut-être est-ce là la raison pour laquelle elle est si peu mentionnée dans
les études et publications relatives à ces hautes vallées. Tout se passe un
peu comme si nous nous en tenions éloignés, comme s'il nous était
nécessaire de prendre du recul par rapport à elle. Nous sommes des gens
d'essarts et de clairières, la forêt est peut-être le sanctuaire de trop de
fantasmes dont nous voudrions, sauf exception, être sortis. Au premier
rang de ces fantasmes celui de la jungle, le même qui nous visite parfois
sous une autre forme dans ce milieu urbain dont quatre vingts pour cent
d'entre nous cherchent désormais à s'affranchir lorsqu'ils "retournent aux
sources". Il nous faudrait en somme des forêts bien apprivoisées, comme
celles que se sont aménagés les citadins de la capitale, Fontainebleau,
Rambouillet, Montmorency, et encore. Tel n'est pas le cas ici. Il suffira
d'emprunter tel chemin ou tel sentier et de s'y aventurer pour s'en
assurer. Mais d'autres s'occupent de la forêt et la surveillent de près, les
forestiers. Ne dit-on pas que depuis son extension et le développement de
sa qualité, elle joue un rôle prépondérant de tampon lors des grands orages
de l'automne et des grandes fontes de printemps, et donc de régulation des
crues du fleuve?

II. LES CARACTÈRES DES PAYSAGES DE LA HAUTE VALLÉE
1. Aux sources de la Loire : un lieu mythique
Le mont Gerbier de Jonc
est un lieu mythique, au même titre que le plateau
de Langres et bien d'autres lieux illustrés par nos manuels scolaires, nos
guides et nos livres d'images. La fréquentation de son site se comprend
aisément dans la mesure où il est partie intégrante de notre patrimoine
paysager national, et bien qu'il soit fréquemment source de déception.
L'ethno-sociologue Martin de la Soudière cite à ce sujet les réactions les
plus représentatives d'une enquête menée à la fin des années 80. Elles sont
quasi unanimes. Le Gerbier n'est qu'une
"petite montagne, nue", "juste un
petit piton", "un tas de cailloux", "une boule posée sur le plateau", "un
sein", "une verrue", "un machin"...
Comment expliquer alors l'importance de sa fréquentation, 200 à 300 000
visiteurs par an?
"Comme le montre a contrario la faible fréquentation d'autres lieux de
notre géographie scolaire (le plateau de Langres ou celui de Millevaches par
exemple), le registre patrimonial ne suffit pas à lui tout seul à expliquer le
succès du Gerbier. Celui-ci recèle d'autres pouvoirs de séduction. D'abord la
double énigme qui s'y rattache : celle d'une étymologie (Gerbier? Jonc?), et
celle d'une localisation (quelle est la "vraie " source?). Ensuite, la rencontre
d'une série de motifs, de topoï : source, fleuve, sommet, sur un même site.
Source qui fascinait déjà le voyageur, et aujourd'hui toujours le touriste.
Fleuve, mais pas n'importe lequel : la Loire, à l'honneur de laquelle fut
dessiné au début du siècle un projet de sculpture. Sommet, enfin, dont
l'origine volcanique le rend plus que tout autre propice au rêve et stimule
l'imaginaire.
Mais, plus encore que le pouvoir évocateur de chacun de ces motifs, leur
conjugaison sur un même espace contribue fortement à expliquer l'aura
qui entoure le site. Le Gerbier c'est en effet la conciliation de deux
contraires, la réunion de deux symboliques : celle de l'eau et celle du
sommet. Sans le paradoxe de leur proximité, ce lieu perdrait de son
mystère, de son attrait..." (Soudière,
1995 : 81)
Il y a donc beaucoup à voir sur le Gerbier, trois grands motifs de paysage et
leur pouvoir sur l'imaginaire :
le fleuve, le sommet et la source. Pris un
par un, leur est effet est déjà considérable. Leur conjonction en un même
lieu apparemment si déshérité l'accroît encore.
Le sommet attire toujours
puissamment dans la mesure où il touche au ciel et où celui qui l'a gravi
est rempli d'un sentiment de puissance venant de l'ascension, qui est une
conquête, et de ce qu'elle permet : l'appropriation du pays par le regard,
emblématique de l'expérience paysagère, et très anciennement réservée au
seul roi.
La source est tout aussi attractive. La poésie des sources tient
probablement à ce qu'elles sont ressenties comme des dons très purs, le
symbole même du don désintéressé. De ce fait leur expérience est celle d'un
renouvellement, d'une régénération, d'une renaissance au propre et au
figuré : la source a toujours quelque chose de miraculeux. Cette expérience
est renforcée ici par l'étonnante minceur du tuyau d'eau qui est pourtant à
l'origine de notre plus grand fleuve ; par le fait que ce filet si ténu ne s'est
jamais tari ; par le fait enfin qu'elle sourd au pied d'un vieux volcan, sans
le moindre névé, sans la moindre neige éternelle où l'on puisse discerner
quelque chose comme une réserve, quelque explication tangible du
jaillissement ininterrompu. Ce que l'on vient honorer, à travers cette
petite source insignifiante, c'est en somme une sorte d'énigme qui la
dépasse : malgré toutes les apparences, c'est elle qui donne naissance à
ce
fleuve
qui, par ses débits, se compare parfois aux fleuves amazoniens.
2. Aux sources de notre Histoire : les voies de transhumance, de commerce
et de pélerinage des hautes vallées
"... Ce fleuve "mythique" qui connaît sur ses rives bien loin à l'aval de
nombreuses populations bordières, voit les populations des pays "doux" de
la basse Loire être très curieux et intéressés (...) par le cours amont de ce
fleuve. Il y a là un vrai retour aux sources émanant de personnes de tous
âges, qui viennent actuellement, souvent en chambres d'hôtes ou petits
hôtels, pour découvrir la Loire Haute, ses gorges et plateaux jusqu'à sa
source" (Varenne Consultants, 1994)
Le retour aux sources est à comprendre comme un retour aux sources de
l'Histoire autant que du fleuve lui-même. Comme toujours dans ces sites
de hauts plateaux et de hautes vallées, le sentiment d'y revenir aux
origines de notre Histoire et de notre monde est particulièrement fort. En
témoignent l'aspect sauvage et inhospitalier des gorges, les vastes étendues
forestières, et les signes, rares mais forts, d'une présence humaine très
ancienne dont on s'émerveille de voir qu'elle a pu se fixer dans un tel
pays.
Arlempdes, dans son admirable vallée, est en quelque sorte le premier des
châteaux de la Loire.
Par son ancienneté en premier lieu. Il remonte aux
temps quasi légendaires de Louis VII et de Philippe Auguste et fait partie de
ces ruines féodales dont la hardiesse de la construction, sur des sommets
déjà escarpés, motive immanquablement l'admiration. Pierre parle de
"la
géniale audace qui a permis aux seigneurs de ces lieux d'assurer la
protection de la région ainsi que des voies marchandes et pélerines.
Verrouillant le seuil de deux régions, le Vivarais et le Velay, défendant
une voie de pénétration millénaire du Langudoc vers le Centre, ce bastion
inviolable fut pourtant pris et repris lors des guerres de religion..." (Pierre,
1997 : 24)

Ainsi se trouve brièvement résumé le rôle joué par le site sur les voies de
communication de l'axe ligérien commençant ici. Ces voies appartiennent
à un très ancien réseau, qui fait communiquer depuis des millénaires deux
mondes : la Méditerranée d'un côté et l'Atlantique de l'autre. Nous
sommes en Vivarais et bientôt dans le Velay, ces pays qui virent très tôt
passer les troupeaux des grandes drailles, accompagnés de leurs bergers, de
colporteurs, de pélerins, de commerçants de tout poil et de guerriers, qui
savaient bien que les vallées conduisent toujours à la mer. La poésie
particulière des ruines féodales est d'évoquer ces temps révolus dans leur
ambivalence même. Temps mythiques de la chevalerie et de la Table
Ronde où la grandeur et l'honneur le disputaient à la sauvagerie et à la
félonie, les amitiés idéalisées à la traîtrise, l'amour courtois à la brutalité la
plus vénale. Ces temps nous y tenons comme partie de notre Histoire et il
est de plus en plus fréquent, aujourd'hui, de voir restaurer les ruines et les
sites qui les évoquent afin d'en faire les lieux d'une convivialité retrouvée.
3. Les gorges de la Loire : un pittoresque inoubliable
Les gorges de la Loire
: tel est le titre de l'itinéraire proposé par Michelin,
du Vivarais au Forez en passant par le Velay. Unanimement appréciées, les
gorges sont devenues emblématiques du pittoresque des hautes vallées de
notre pays, par le double spectacle de leurs reliefs tourmentés et de l'eau
qui les anime.
"Paysage impressioniste, difficile à saisir, la Loire y joue à 'cache-cache"
(EPALA, 1987). On ne peut mieux dire. On sait qu'une des constantes de la
Loire sera de jouer à ce jeu de cache-cache, que ce soit ici, dans ces vallées si
étroites, ou plus tard, dans son Val si immense que le regard s'y perd au
point, dit-on, qu'
"on ne la voit jamais". Quant à son caractère
impressioniste, on peut aller plus loin et parler d'un caractère résolument
romantique. Spectacle étrange en effet, invraisemblable parfois, que ce
monde en quelque sorte inapaisé, inachevé, en genèse, dans lequel on a de
la peine à distinguer ce qui est stable, définitif, solide et sûr de ce qui serait
fugace, éphémère, exposé à la destruction ou déjà détruit, ruine, vestige,
simple trace. Ces falaises, ces abrupts, ces jaillissements et ces éboulis ne
témoignent-ils pas de dynamiques très anciennes mais toujours
menaçantes? Et ces végétations suspendues au-dessus du vide? Et ces
bâtisses, qui couronnent les aiguilles et les serres? Paysage qui aurait peutêtre
converti un Hugo et un Stendhal à la sombre beauté de la Loire, et
devant lesquels les motivations se partagent entre le désir de partir à la
découverte et le plaisir de simplement contempler le spectacle en toute
sécurité à partir d'un nid d'aigle.
Spectacles du relief,
spectacles de l'eau :"Les méandres encaissés du fleuve,
semés de ruines féodales, sont
d'un pittoresque inoubliable" (Auvergne,
1997 : 404)
La rivière"se noue et se dénoue en un perpétuel détournement"
(Joanne, 1896 : 2236).
Mais l'image n'est pas ici celle d'une rivière
insouciante qui perdrait son temps à serpenter de droite et de gauche, au
gré de ses méandres. C'est celle d'une rivière déjà puissante, qui s'enfonce
avec détermination dans le basalte et le granite en contournant les obstacles
pour mieux les franchir. Entre les défilés étroits et invisibles, son cours
s'élargit parfois comme pour se ménager quelques instants de répit, puis la
progession reprend. Dans nos paysages, les motifs de l'eau courante sont les
seuls, à part les météores, à être doués de mouvement. C'est pourquoi ils
ont toujours quelque chose de fascinant et entraînent l'imaginaire vers des
ailleurs toujours renouvelés. On retrouvera ce trait sur tout le cours du
fleuve, dont maints ligériens disent :
"En Loire, je suis toujours ailleurs".
Ici ce sont le torrent, les rapides, les cascades. Ils témoigent de la force
irrésistible qui habite le fleuve. Et ils n'acceptent de fréquentation humaine
que mesurée, prudente, distante.
"Ces paysages sont sauvages, méconnus pour ne pas dire inconnus, à part
le mythique Gerbier de Jonc. A ces paysages forts, sauvages et beaux, faits de
gorges, de plateaux, de buttes volcaniques, d’orgues, on aura soin d’associer
le patrimoine culturel bâti, qui vient ici ou là souligner l’empreinte de
l’homme et son appropriation dans le temps... et tout particulièrement, les
sites défensifs divers, les châteaux, etc...” (Varenne consultants, 1994)
Le patrimoine culturel bâti, dont on a vu un exemple majeur avec
Arlempdes, comprend aussi les motifs de l'architecture locale, elle aussi
originale et recherchée. En pays vellave, la leçon de la pierre est d'abord
celle des couleurs :
"La maison vellave est originale par sa maçonnerie en moellons bruts où
domine
la lave grise ou rouge foncé en terrain volcanique, le granite gris
clair
en terrain ancien, l'arkose jaune en terrain sédimentaire. Les blocs de
pierre sont cimentés d'un mortier souvent pétri avec de
la pouzzolane,
gravier volcanique rougeâtre"
(Michelin, 1995 : 35. C'est nous qui
soulignons les motifs)
Quant aux formes, elles sont simples et massives, comme s'il s'agissait de
faire le dos rond sous la burle. Les ouvertures sont peu nombreuses, les
pièces rassemblées en un seul niveau, au sol. Quant aux regroupements, ils
semblent affectionner la liberté, le désordre, la fantaisie. Cependant
l'organisation des villages reflète l'ordre de la vie collective :
"Le village s'organise autour d'un espace libre, le "couderc", appartenant à
la communauté, à
la rencontre des chemins. Au centre, la croix du village,
ou la fontaine qui sert de lavoir et d'abreuvoir avec ses grands "bachats" de
pierre, le
métier à ferrer est installé à proximité, le four banal également où
les villageois cuisaient le pain.
Cet ensemble de petits édifices est complété par
l'Assemblée du village dite
"Maison de la béate", typique du Velay, qui se distingue par un clocher et
une croix de façade. Il s'agit d'une maison construite par les habitants, qui
était le lieu de réunion, de chapelle, d'école, et d'habitation de la "béate",

religieuse au service de la collectivité (très répandue au XVIII° siècle, en
déclin au XIX° avec les lois Jules Ferry)" (Pezziardi-Benoît, 1993. C'est nous
qui soulignons les motifs)
III. LA LISIBILITÉ DES PAYSAGES DE LA HAUTE VALLÉE
1. La coexistence des modèles de lecture des paysages
Si les gorges de la Loire ont conservé un grand attrait, c'est qu'elles
permettent à plusieurs modèles de lecture du paysage de coexister sur les
mêmes espaces. D'où leur grande lisibilité pour les publics les plus
différents, qui y trouvent des réponses à leurs points de vue particuliers.
Ici, ces modèles de lecture sont historiques, mythiques, pittores-ques,
artistiques même aux yeux de certains. Mais il en existe d'autres, qui sont
longtemps restés pour ainsi dire cachés, et que seule l'actualité récente a
révélés comme désormais essentiels dans la lisibilité des paysages ligériens
:
les modèles scientifiques, et notamment écobiologiques.
Ces modèles n'avaient pas attiré l'attention jusqu'à récemment dans la
mesure où ils n'apparaissaient pas menacés. Les modèles de l'espace bâti,
de l'occupation du sol et des réseaux organisés par les générations qui nous
ont précédés coexistaient en effet sans heurts ni blocages apparents avec les
modèles naturels en place. La menace n'est apparue que récemment avec
l'évolution de la sensibilité contemporaine en matière d'environnement.
2. Le barrage de la Palisse : l'image de la noyade
La façon dont ce barrage, pourtant ancien, est présenté au grand public par
le guide Michelin, qui se veut lui-même un modèle de lecture des
monuments et des paysages, est caractéristique de cette évolution :
"A l'oeuvre de la nature s'est ajoutée celle des hommes. Des barrages
noient la vallée primitive
..." (Michelin, 1995 : 94)
L'image de la noyade de la vallée primitive, avec l'aura de pureté et
d'authenticité qui l'entoure, ne sont pas neutres. Elle témoigne que,
dans le
cas des barrages, la lisibilité des paysages est atteinte.
Et il est de fait que les
retenues de barrage n'ont jamais vraiment accédé chez nous au rang de
motifs de paysage. Les guides les mentionnent, mais ne s'y attardent guère,
à de rares exceptions près, dans la mesure où elles ne parviennent pas à
donner l'image d'un vrai lac. Sur l'ensemble des gorges de la Loire, seul
Grangent fait exception, au bénéfice sans doute des vestiges de son château

et de sa petite chapelle aux tuiles rouges (Michelin, 1995 : 96). Quant aux
zones de marnage, si apparentes à l'étiage, elles achèvent d'affaiblir leur
valeur par leur aspect rebutant, lié à celui de l'ouvrage de béton qui
apparaît alors sur des hauteurs parfois considérables.
3. Le projet de barrage de Serre-de-la-Farre : les ruptures de chaînes
vivantes
C'est ce projet qui aura montré avec le plus d'évidence, et pour ainsi dire
révélé au grand public, l'incompatibilité des modèles de maîtrise technique
du fleuve par les barrages avec les autres modèles, scientifiques ou non,
rendant ainsi raison à nombre de géographes qui, depuis Léonard de Vinci,
avaient toujours considéré barrages et levées comme incompatibles avec la
vie du fleuve sous toutes ses formes, tant végétales qu'animales et
humaines.
La nouveauté, dans le cas de Serre-de-la-Farre, fut sans doute la mesure de
l'impact d'un tel aménagement sur le milieu physique, c'est à dire le
modèle écobiologique en place :
"Les barrages modifient le cours des rivières, perturbent la qualité physicochimique
de l'eau et sont un facteur souvent important d'eutrophisation.
De plus ils modifient les écosystèmes aquatiques et s'opposent à la
migration des espèces. En outre l'existence d'une conduite forcée peut
endommager une portion de la rivière : cas du barrage de Lavalette qui
assèche 11 à 17 km de cours d'eau, et fait perdre au bassin versant du
Lignon une partie de ses ressources ; cas du barrage de la Palisse qui dérive
une partie des eaux du bassin de la Loire vers celui du Rhône. (Tilliard-
Blondel, 1991)
Ces quelques lignes mentionnent une demi-douzaine d'impacts
proprement environnementaux qui tournent tous autour des notions de
ruptures d'équilibres et de dégradations, biotiques et abiotiques. Ces
ruptures sont des
ruptures d'enchaînements interactifs, et notamment de
chaînes vivantes.
Ce sont surtout ces dangers touchant à la vie qui ont
finalement amené à renoncer au barrage et à se poser les questions
suivantes sur la compatibilité entre les retenues et le souci de
l'environnement :
- toutes les usines actuelles ont-elles bien lieu d'exister, et n'y a-t-il pas un
seuil de production en deçà duquel la préoccupation environnementale
doit prendre le dessus?
- pour les usines rentables, productives, quelles actions engager pour
réduire au minimum l'impact dégradant ?
Sur la première question, on remarquera qu'il existe en Haute-Loire
beaucoup de micro-centrales effectivement peu productives, disséminées
sur de nombreux cours d'eau, parfois très petits (La Haute-Loire compte 46
usines hydro-électriques dont 11 pour E.D.F. G.R.P.H produisant environ
30% de la consommation du département. Le reste des usines appartient à
des producteurs privés : 35 usines produisant près de 4 % de la
consommation totale du département). Il faudra dans les années à venir se
poser la question du renouvellement ou non de l’autorisation
d'exploitation de ces petites unités en tenant compte à chaque fois de
l'impact quantitatif et qualitatif sur le milieu. Exemple de Saint-Etiennedu-
Vigan : c'est un petit barrage sans échelle à poisson dont la concession
expire en 1994. La concession ne devrait pas être renouvelée et la
démolition du barrage est en projet).
Sur la deuxième question, c'est-à-dire pour les barrages à forte productivité,
la question est de savoir par quels moyens limiter leur impact. Les mesures
suivantes sont proposées :
- augmenter le volume des débits réservés (les débits réservés des barrages
de l'Allier sont en discussion dans le cadre du contrat de rivière de l'Allier
- par exemple à Poutès Monistrol passer à 2,5 m3/s au pied du bassin). Il
serait d'ailleurs très utile d'augmenter le débit réservé à l'aval du barrage
de Lavalette. Les négociations avec E.D.F. sont par ailleurs difficiles.
- parvenir à un rejet de qualité. Les barrages sont des lieux privilégiés
d'eutrophisation : gros volume de sédiment, eaux plus ou moins
stagnantes. Une étude du barrage de Lavalette est en cours, dirigée par le
service Environnement de la ville de Saint-Étienne. Les barrages polluants
doivent être recensés en Haute-Loire (analyse de qualité) et les problèmes
traités.
- permettre le passage des saumons (problème du barrage de Poutès-
Monistrol) (Tilliard-Blondel, 1995)
Il s'agit en somme des grands équilibres et des conditions d'apparition et de
maintien de la vie sous ses formes les plus variées, des plus apparentes aux
plus fragiles et microscopiques. Ce n'est pas en soi une découverte, c'est
plutôt une redécouverte et elle s'inscrit dans un débat beaucoup plus vaste
auquel le grand public est désormais sensibilisé. Tous les projets
d'aménagement de ce type sont dès lors soumis au feu croisé des points de
vue les plus divers et soumis au crible de la critique la plus vive.

IV. LA PROTECTION ET LA MISE EN VALEUR DE LA HAUTE VALLÉE
1. Une opération Grand Site au Gerbier de Jonc?
La question est en effet posée par certains au vu de l'affluence dont le site
est l'occasion en haute saison. Il serait effectivement intéressant de
pouvoir éviter que les inévitables problèmes de stationnement et
d'exploitation touristique puissent être réglés ailleurs qu'en covisibilité
avec le Gerbier lui-même.
2. La dynamique touristique
Varenne Consultants, dans son étude de 1994, mentionne l'attractivité de
la Loire des hautes vallées. Une dynamique relativement récente s'y est
établie, marquée par le développement des chambres d'hôtes et des petits
hôtels et le doublement, depuis 1968, du parc des résidences secondaires. A
Salettes, comme en aval sur Goudet et Lafarre, on compte un logement sur
deux en résidence secondaire. Le mot-clé est ici celui de restauration du
patrimoine bâti, afin de répondre à l'intérêt porté à la pierre, dont les
motifs sont si typiques du pays vellave.
D'où les recommandations suivantes :
“Si Arlempdes est un site exceptionnel, d’autres sites non mis en valeur,
présentent aussi des qualités remarquables, notamment les sites de
Goudet
et de Bouzols
“Pour tous ces sites bâtis relevant de l’architecture militaire et de l’histoire
de cette région, il conviendrait de travailler très sérieusement à leur mise
en valeur- recherche et écriture de l’histoire des châteaux de la Loire Haute,
- publication d’un opuscule, clair, de grande vulgarisation,
commercialisable sur tous les sites, et dans ce département, peu cher
(moins de 50F)
et parallèlement :
- mise en place d’une signalétique adaptée - à partir des axes de desserte de
ces sites et notamment à partir de la RN 88, du Puy, et de l’Ardèche (le
Monastier et le Mézenc inclus)
- mise en place d’une signalétique cohérente et de descriptifs et explicatifs
- aménagement de points de vision, et lecture du paysage, en liaison avec
les RIS et le plan de signalisation départemental.
- accessibilité des sites: parkings, chemins d’accès
- un vrai point noir restant encore à résorber : la présence plus que
prégnante et polluante (visuelle et olfactive) d’un nombre impressionnant
de décharges ...” (Varenne Consultants, 1994 )
3. La dimension paysagère des routes
Ces routes ont joué le tout premier rôle dans l'humanisation du pays.
Comme dans de nombreux sites qui évoquent les origines de notre
histoire, elles ont souvent été construites sur des itinéraires très anciens,
ont souvent acquis par là
une valeur historique, et mériteraient parfois
d'être classées.
Les guides touristiques les connaissent bien, puisqu'ils sont des invitations
au voyage par la route et leur attribuent des valeurs particulières en
fonction de leur caractère pittoresque. Prenant soin de rechercher le
meilleur compromis entre les parcours les plus confortables et ceux qui
offrent les meilleurs points de vue sur le paysage, ils nous font souvent
découvrir nos routes elles-mêmes comme
de véritables motifs de paysage.
Les peintres le savaient déjà, eux qui, depuis des siècles, ne se sont pas
lassés de les représenter, et jusqu'aux plus petits chemins de campagne,
jusqu'au moindre sentier dans les herbes folles. Peu soucieuses d'aller au
plus vite et au plus pressé, elles aiment faire ce qu'il était convenu
d'appeler l'école buissonnière, passer dans des lieux retirés, inconnus,
parfois sauvages, se promener, flâner. Ne prétendant jamais avaler les
obstacles et passer en force, comme trop d'autoroutes le font encore, elles
savent au contraire respecter le terrain, composer avec lui, en épouser les
contours et les sinuosités, grimper sur les hauteurs et dévaler les pentes, se
glisser au besoin dans les gorges et les défilés lorsque le désir de voir et
d'admirer l'emporte sur les risques. Elles sont, selon le mot de Fernand
Braudel
"les plus belles du monde : magnifiquement établies, elles suivent
les sinuosités et parlent le langage précis du relief" (Braudel, 1986 : 21)
.
A l'âge des autoroutes, prendre "les petites routes" est devenu tout un
programme. Dans la Haute vallée, ce sont surtout les routes
départementales suivantes qui ont été remarquées pour
leur valeur de
découverte des paysages
(Michelin, 1998, Carte routière et touristique n°
239)
:
la 378, au Gerbier de Jonc,
les 116 et 16 entre le Béage et Coucouron,
la 37 entre Issarlès et Goudet,
la 54 entre Montagnac et Vielprat,
la 49 entre Montagnac et Saint-Martin-de-Fugères,
les 27, 54 et 38 entre Chadron et Coubon.
Ce sont donc ces routes qu'il convient de prendre comme modèles et de
maintenir dans leurs tracés et leurs dimensions actuelles.
4. La stratégie de prévention des crues d'après l'exemple de l'aménagement
de la Loire à Brives-Charensac.
A la suite de la crue catastrophique de Brives-Charensac, le 21 Septembre
1980, et de l'abandon du projet de retenue de Serre-de-la-Farre, un concours
européen fut organisé sur les bases d'un cahier des charges alliant les
objectifs de sécurité et de qualité environnementale. Le lauréat en fut le
groupement comprenant le BCEOM pour la conception hydraulique et la
coordination du projet, le cabinet CANTAL-DUPART pour les aspects
architecturaux et MEDIACITÉ pour la communication.
"L'aménagement de la Loire à Brives-Charensac constitue l'une des
premières actions d'envergure engagées par l'Etat dans le cadre du "Plan
Loire Grandeur Nature".
Les travaux actuellement en cours de réalisation correspondent à un choix
technique qui associe protection contre les crues et valorisation du site.
C'est-à-dire à une volonté de mettre en harmonie l'homme et la nature
rassemblés dans l'environnement du fleuve et de ses abords.
Pour ce faire, il convenait de réaliser un principe de protection contre les
crues qui soit compatrible avec la réhabilitation du milieu.
L'amélioration des écoulements sans endiguement du fleuve constitue
l'idée directrice de ce projet qui, en autorisant toute possibilité
d'aménagement, favorise le développement de nouvelles relations entre la
ville et le fleuve." ( Dumay, 1996 : 103)
Ainsi résumée, la stratégie de prévention des crues a conduit aux
principales opérations suivantes :
- le déroctement du fond du lit mineur pour supprimer les seuils naturels
qui constituent un obstacle important à l'écoulement
(Dumay, 1996 : 106)
- les aménagements liés à la valorisation du site et menés par une équipe
pluridisciplinaire élargie à tous les acteurs locaux
(Dumay, 1996 : 106)

INDEX DES COMMUNES
CLASSEES PAR ORDRE D'APPARITION D'AMONT EN AVAL

Le Mont-Gerbier-des-Joncs
Sainte-Eulalie
Rieutord
Usclades-et-Rieutord
La Chapelle-Graillouse
Issarlès
Lafarre
Salettes
Arlempdes
Goudet
Saint-Martin-de-Fugères
Chadron
Solignac-sur-Loire
Cussac-sur-Loire
Coubon


Source : Alain Mazas, Paysagiste DPLG - Typologie paysagère de la vallée de la Loire - DIREN Centre -1999