Direction Régionale de l’Environnement Centre
Typologie paysagère de la vallée de la Loire
INTRODUCTION
Le mythe ligérien
La Loire est un mythe.
La Loire est sans doute celui de nos fleuves dont nous parlons ou
entendons le plus souvent parler, ne serait-ce que tous les jours à la radio,
climat oblige. Et d'ores et déjà c'est ce climat si doux, celui de douce France,
qui lui est associé, comme si elle en était la généreuse dispensatrice.
Mais elle a d'autres titres à faire valoir pour justifier le prestige
incomparable dont elle bénéficie dans le monde entier. N'évoque-telle pas
pour des millions de personnes de tous les continents d'abord et en
premier lieu les célébrissimes châteaux de son Val ? Ces monuments ne
sont-ils pas avec Versailles le symbole même de ce que l'art français a
produit de plus achevé en matière de châteaux et de parcs?
L'exceptionnelle richesse de son patrimoine culturel et historique s'impose
et en fait la reine de toutes les destinations touristiques de notre pays.
Ce patrimoine se double d'ailleurs d'un autre, lui aussi d'une rare richesse,
le patrimoine naturel aux multiples facettes qu'une formule a popularisé :
"la Loire dernier fleuve sauvage d'Europe".
Un mythe, ce sont des images et des récits.
Ces images et ces récits abondent. Le présent ouvrage tentera d'en rendre
compte, depuis les images d'Epinal de nos manuels de géographie
jusqu'aux textes les plus poétiques et aux métaphores les plus
extraordinaires qu'elle a suscitées chez les plus grands de nos écrivains.
Allons jusqu'au bout de la louange et du dithyrambe. Avec Elisée Reclus,
ce géographe trop oublié, avec Du Bellay et son
"Loyre fameux", jusqu'à
Baudelaire et ce
"pays de gloire" vers lequel tout nous invite au voyage,
demandons-nous si, par l'ampleur des services rendus à la France, le rôle
de ce grand fleuve n'a pas effectivement été
"d'avoir, plus que toute
autre province, contribué à la naissance et au développement de la
nation".
A cette question en tout cas, d'aucuns n'hésiteront pas à répondre,
avec Michel Barnier, Ministre de l'Environnement, lorsqu'il lança le Plan
Loire Grandeur Nature :
"Vous avez dit la Loire, vous avez dit la France" -
laissant ainsi présager l'ampleur des services qu'elle est encore à même de
rendre au pays.
De tels états de service ne peuvent qu'être sources de motivations. Les
motivations paysagères en font partie. Elles sont à l'origine de la typologie
qui est tentée ici à partir des études et des expériences qui ont accompagné
l'aménagement du fleuve par ses riverains.
La place des paysages dans le mythe ligérien
Dans le mythe ligérien, les paysages occupent une place aussi enviable que
la grande histoire elle-même. Ce sont eux en effet qui l'ont mis en scène et
ce sont leurs représentations tant picturales que littéraires qui, n'ayant
jamais cessé de le célébrer, l'ont répandu à travers le monde entier. Le
mythe ligérien relève d'une esthétique dans laquelle l'esthétique paysagère
joue un rôle majeur. Ce sont les diverses facettes de cette esthétique dont le
présent ouvrage s'efforcera de rendre compte.
L'expérience paysagère est multiple. Variant d'une personne à l'autre, elle
est fonction des motivations propres à chacun. Devant un paysage littoral,
le vacancier, le touriste et le promoteur immobilier n'auront
probablement par le même regard. L'attention du vacancier se focalisera
sans doute plutôt sur la plage, celle du touriste sur l'animation du front de
mer, celle du promoteur sur la côte éventuellement constructible. Des
mille et un éléments qui composent ce paysage, d'autres observateurs
encore retiendront tel ou tel autre élément plus apte à répondre à leurs
motivations. Ces éléments particulièrement motivants représentent par
définition les motifs d'intérêt de nos paysages, ou
motifs tout court. Ce
sont eux que notre milieu culturel nous a appris à reconnaître à travers les
manuels de l'école, les chefs d'oeuvre de la peinture, de la littérature, de la
photographie et du cinéma, de la presse, en un mot de tous les médias qui
forment notre regard et notre sensibilité. Le récent ouvrage de Catherine
Bertho Lavenir,
La roue et le stylo, en décrit certaines modalités d'une
façon particulièrement saisissante.
Il va de soi que certains de ces motifs sont plus prisés que d'autres, dans la
mesure où les plaisirs qu'ils procurent sont plus variés. Ainsi, pour la belle
plage, ce seront les plaisirs très physiques du sable chaud, du bain de soleil
et de la baignade en même temps que ceux de la qualité de sa courbe, ellemême
inscrite entre la mer et la côte qui la sépare de l'intérieur du pays. Et
de même, dans le beau front de mer se mêleront sans doute à la qualité du
bâti et de ses aménagements l'animation qui y règne avec ses bruits et ses
parfums mêlés.
Aussi convient-il d'insister sur le fait que
la notion du beau en matière de
paysages ne saurait être limitée à la seule motivation visuelle.
Il importe
de la rechercher aussi, selon l'expression d'André Leroi-Gourhan,
"dans
toute l'épaisseur des perceptions qui assurent notre insertion dans notre
société et notre culture"
. Or ces perceptions ne relèvent pas seulement de la
vue. Leurs manifestations, qui sont au fondement de notre comportement
esthétique, se développent, selon André Leroi-Gourhan, aux quatre
niveaux d'émotivité, et donc de motivation, suivants :
"ce peut être celui
de l'activité d'économie corporelle, comme dans la gustation ; ce peut-être
le niveau des techniques comme dans la régulation des gestes
professionnels ; ce peut être celui du social comme dans les attitudes de
savoir-vivre ; enfin les manifestations peuvent être réfléchies, figuratives,
comme dans les arts ou dans la littérature" (Leroi-Gourhan, 1979 : 83)
L'esthétique paysagère, comme toute esthétique, s'élabore à partir de ces
quatre niveaux de motivation,
le physiologique, le technique, le social et le
figuratif.
Ainsi, on considérera que la qualité d'un paysage se mesure à la
coexistence plus ou moins réussie de ces divers niveaux d'appréciation sur
un même site. C'est bien ce qui se produit dans l'exemple du paysage
littoral, dans la mesure où les publics mentionnés, et d'autres possibles, y
trouvent leur compte en fonction de motivations qui vont des simples
plaisirs sensibles de la baignade, du bain de soleil ou de la dégustation des
fruits de mer à celui de la contemplation et de la rêverie devant la plage et
la mer.
De motifs en modèles de paysages
La structure de l'esthétique paysagère est en accord avec la conception
moderne de l'espace public comme un espace habitable, parcourable et
attrayant pour tous publics. Pour autant, cet idéal n'est pas toujours atteint.
Les motifs d'intérêt de nos paysages sont souvent sources de conflits
d'intérêt. Le promoteur intéressé par la côte trouvera peut-être dans les
documents d'urbanisme un périmètre d'inconstructibilité qui le
contraindra à modifier ses plans. Et le simple baigneur un degré de
pollution de l'eau qui l'éloignera de ces parages.
Reste que l'organisation des motifs reconnus de nos paysages en modèles
de qualité dans un espace habitable, parcourable et attrayant pour tous reste
un pari possible. On en prendra pour exemple
le bocage, encore présent
dans la vallée de la Loire, et qui a été considéré pendant longtemps comme
un modèle achevé de paysage. Ce succès fut largement dû au fait qu'il
permettait à plusieurs modèles d'organisation et de lecture de l'espace
agricole de coexister sur un même territoire. En premier lieu
un modèle
technique agronomique et économique
pour son efficacité en matière
d'élevage bovin. En deuxième lieu,
un modèle écologique pour l'équilibre
qu'il assurait entre les flux énergétiques vivants qui le parcouraient. En
troisième lieu
un modèle pittoresque pour les ambiances de clair-obscur,
les alternances de fraîcheur et de chaleur et les surprises qu'il ménageait,
ainsi que pour la parcourabilité du territoire qu'il assurait. Ces différents
modèles d'organisation et de lecture du paysage assuraient chacun pour
leur part l'émergence des différents niveaux d'esthétique, à partir de
quelques motifs tels que
la haie, le chemin et la prairie, organisés en un
modèle que l'on pouvait qualifier d'achevé
. Ce modèle connut un tel
succès dans notre culture qu'il finit par être considéré comme
un modèle
historique
à préserver, à remettre en place après les excès du
remembrement, voire à créer de toutes pièces, même dans des sites où il
n'avait jamais existé par le passé - le comble du succès.
La vigne, qui, comme le bocage, a trouvé et trouve encore dans l'espace
ligérien un lieu d'élection, a produit elle aussi de tels modèles d'esthétique
paysagère. La perspective de la dégustation d'un bon vin est toujours une
composante structurelle de la qualité d'un paysage de vignoble, au même
titre que la perception de l'alignement impeccable des vignes et de la
technique millénaire qu'il révèle, et au même titre aussi que la qualité de
la parure dont il dote des terres autrement sans grande valeur. C'est en
associant ces trois modèles de lecture que la vigne produit des paysages
toujours appréciés, recherchés et admirés. Et ce, pour ne pas parler de la
qualité du lien social qu'elle établit et des oeuvres artistiques qu'elle a
rarement manqué de susciter dans les sociétés qui la cultivent. Le Val de
Loire ne passe-t-il pas pour être l'un des foyers les plus prestigieux de notre
culture?
L'espace ligérien fournira d'autres exemples de tels modèles de paysage. A
cela près que nombre d'entre eux, justement célèbres, sont
le plus souvent
liés à des monuments de l'architecture savante ou vernaculaire.
Le fait est
sans doute dû à ce que la notion de patrimoine a longtemps été comprise,
dans le passé, comme s'appliquant surtout aux monuments d'architecture.
Les châteaux de la Loire en sont une illustration caractéristique. Les
dernières décennies ont cependant étendu la notion de patrimoine aux
paysages, notamment aux
monuments naturels, et ce surtout à partir de la
loi de 1930 sur la protection des sites et des paysages. Cette prise de
conscience restera comme un des acquis majeurs du dernier demi-siècle,
parallèlement au développement des sciences de la nature.
Les caractères des paysages ligériens
L'intérêt de la loi de 1930 sur Les Espaces protégés pour des raisons d'ordre
artistique, historique, scientifique, légendaire ou pittoresque
est de
reprendre, pour le compte des paysages, les quatre niveaux de nos
motivations esthétiques,
le physiologique, le technique, le social et le
figuratif.
On le note dans les intérêts d'ordre historique, légendaire et pittoresque,
qui font en principe l'objet d'un consensus général dans notre culture et
correspondent au niveau social de nos motivations esthétiques. Ces
intérêts sont en effet largement le résultat de phénomènes de société,
comme par exemple l'essor du tourisme au milieu du siècle dernier, dont
le récent ouvrage de Bertho Lavenir (1999) montre l'influence considérable
qu'il a eu sur les prises de conscience paysagères dans notre pays.
On le note aussi dans la référence à l'intérêt
artistique, qui relève
davantage du niveau de nos motivations figuratives telles qu'elles se
manifestent dans les arts et la littérature. De ce point de vue, on fera, dans
l'appréciation des paysages ligériens, une aussi large place à la littérature et
à la peinture qu'à l'architecture et à l'urbanisme. Ce sont elles en effet qui
ont largement répandu les modèles de paysages ligériens dans l'aire
culturelle européenne, et même américaine, contribuant ainsi à
l'édification et à la diffusion du mythe ligérien, un des plus sûrs garants,
sinon le plus sûr, de leur conservation, de leur préservation et, on l'espère,
de leur mise en valeur.
Quant à l'intérêt
scientifique des paysages, on pourrait trouver surprenant
qu'il retienne l'attention du législateur, dans la mesure où nous ne
rapprochons pas spontanément les concepts de science et d'esthétique.
Mais si l'on réalise que les grandes prouesses de la
technique sont dues aux
progrès des sciences elles-mêmes et que ce sont ces prouesses-là qui
provoquent très souvent notre admiration pour certains paysages - nous
pensons par exemple aux ponts de Loire, à certains ouvrages de la
navigation ligérienne, aux grands modèles d'urbanisme des ports ligériens,
à la qualité de certaines routes - alors on comprend que par le biais de ces
réussites de la technique l'intérêt scientifique figure parmi ceux qui font la
qualité de nos paysages.
On notera aussi que le caractère tout simplement
naturel de certains
paysages ne figure pas explicitement dans la liste des intérêts mentionnés
par la loi de 1930. Mais qui douterait de l'intérêt que présentent dans les
paysages ligériens les modèles scientifiques
géologiques, géographiques,
hydrauliques
et écobiologiques si originaux qui en constituent des
éléments structurels? Et qu'il y a dans la connaissance et le respect de ces
modèles et de leurs résultats une fascination qui vaut bien celle que
provoquent pour nous les grands monuments de l'art et du pittoresque
que nous a légués notre histoire?
Aussi bien ces motifs, et les modèles qui les organisent, seront-ils pris en
compte dans la typologie paysagère de la Vallée de la Loire au même titre
que les autres.
La charpente paysagère ligérienne
Le modèle le plus général d'organisation et de lecture de nos paysages a été
exprimé par la séquence désormais classique :
saltus - ager - hortus - domus
- hortus - ager - saltus.
Dans ce modèle, le bâti du domus apparaît placé au
centre d'un espace occupé par les
jardins, les vergers ou les vignobles
del'hortus, puis les cultures de l'ager, et limité par l'horizon des saltus, les
espaces naturels
historiquement hantés par les animaux sauvages et
parfois pacagés par les animaux domestiques.
Ce modèle attire l'attention sur le fait que tout paysage est à considérer
comme l'inscription - pour ainsi dire la greffe - de nos motivations
esthétiques sur un donné naturel. D'où la distinction qu'il convient de
faire entre les
motifs et modèles de naturalité et les motifs et modèles de
spatialité
de nos paysages. Les premiers, ceux du saltus en général,
comprendront trois registres principaux, ceux du
relief, de l'eau et de la
végétation naturelle
; les seconds, les trois autres registres du bâti, de
l'occupation du sol et des réseaux. Les premiers se distinguent par le fait
qu'ils ont un
caractère structurel, alors que les seconds ont un caractère
conjoncturel.
On peut fort bien imaginer en effet qu'un paysage comporte
une route et un réseau de chemins mais aucun motif bâti. Par contre on
n'imaginera pas de paysage exempt de motifs du relief, de l'eau ou de la
végétation, ne serait-ce que sous la forme la plus ténue.
S'agissant des motifs et modèles de naturalité, nous parlerons donc
volontiers de
charpente paysagère, et, dans le cas de la vallée de la Loire, de
charpente paysagère ligérienne.
Elle a un caractère structurel et devrait
toujours être respectée, sous peine de perte de qualité voire d'existence
même de paysage. En Loire, la méconnaissance des modèles
hydrobiologiques du fleuve conduiront toujours a un appauvrissement, et
parfois à une destruction de ses paysages. La prise en compte de la
charpente paysagère s'imposera donc comme incontournable dans
l'organisation des paysages ligériens. Ces paysages résulteront de la
coexistence, avec les modèles de naturalité de cette charpente naturelle, des
modèles de spatialité plus conjoncturels du bâti, de l'occupation du sol et
des réseaux. On notera cependant que certains de ces motifs et modèles en
principe conjoncturels, par exemple ceux du bâti, ont manifesté une telle
permanence à travers les siècles qu'
ils ont été en quelque sorte naturalisés,
qu'ont ne saurait en admettre la destruction hors cas de catastrophes
comme une guerre, et qu'ils font désormais partie des motifs structurels de
la charpente paysagère.
Quant à l'originalité de la charpente paysagère ligérienne, elle tient à la
présence de trois
saltus : le saltus fluvial et les deux saltus côtiers, la
plupart du temps boisés, parfois occupés par la vigne ou les vergers,
qui
l'encadrent.
Le paysage se joue entre ces saltus, eux-mêmes séparés par la
plaine alluviale
sauf lorsque le fleuve butte sur l'un des coteaux. Le saltus
fluvial correspond en prrincipe à ce que les hydrauliciens appellent d'une
expression des plus intéressantes et suggestives pour le paysagiste :
l'espace
de liberté du fleuve.
L'expression dit superbement ce qu'elle veut dire : le
fleuve a son domaine propre qu'il convient de respecter si l'on veut
coexister et vivre en bonne entente avec lui - ou, pour employer une
métaphore plus triviale, partager son lit. La crue catastrophique de 1980 est
venu le rappeler à la mémoire collective. Ainsi importerait-il qu'il reste
intouché par d'autres motifs, au premier rang desquels le bâti, sauf
lorsqu'il se localise sur les buttes et les terrasses insubmersibles connues de
tous depuis des millénaires. C'est loin d'être toujours le cas. Les
dynamiques d'urbanisation tendent très souvent à envahir l'espace
ligérien jusqu'à méconnaître les deux
saltus. Les établissements indutriels,
les campings
en bord de Loire et les constructions aléatoires, voire les
carrières, sur les coteaux
aboutissent au brouillage, voire à la dégradation
de la charpente paysagère par le mitage et les maladresses de
l'aménagement.
La lisibilité des paysages ligériens
Le degré de lisibilité d'un paysage tient à la reconnaissance plus ou moins
aisée des motifs et modèles qui le composent. Cette reconnaissance est
affaire de visibilité, mais pas seulement, car certains motifs et modèles de
paysages ne sont pas forcément visibles.
La
banalisation, la dégradation, l'occultation, voire la destruction d'un
motif ou d'un modèle entier de paysage sont des phénomènes qui, la
plupart du temps, sautent aux yeux. De tels phénomènes ont été à l'origine
de législations telles que la loi sur l'eau (1992), la loi sur les paysages (1993),
le "Volet paysager des permis de construire" qui en a résulté, la loi dite
"Amendement Dupont" sur les abords des grandes infrastructures
routières, etc.... Mais ces évidences ne suffisent pas. Les exemples du
bocage, de la vigne, des ponts de Loire ou des ouvrages de la navigation
illustrent le fait que la lisibilité de nos paysages est aussi affaire de
reconnaissance effective de motifs aptes à répondre à d'autres motivations
que celles de la seule vue.
La douceur angevine ne se voit pas, elle se sent
et se goûte.
L'imprévisibilité des crues de Loire ne se voit pas, elle se
reconnaît dans les modèles établis par les scientifiques. Enfin, la vue peut
faire illusion.
Les ponts de Loire, par exemple, représentent un modèle
historique et artistique de franchissement du fleuve qui a motivé et
motiverait sans doute encore aujourd'hui leur reconstruction à l'identique
en cas de destruction. Tel fut le cas après la dernière guerre et plus
récemment à Tours pour le Pont de pierre. Mais on sait aussi que ces
modèles coexistent mal avec les modèles de sécurité en cas de crue
exceptionnelle : des ponts sans arche n'opposeraient pas les mêmes
obstacles aux encombres, l'écoulement des eaux en serait grandement
facilité, et la sécurité sans doute accrue...
Il convient donc de rester prudent sur les évidences. Certains modèles
d'organisation de l'espace présentent parfois une simplicité et une
évidence telles que leur réalisation semble aller de soi. Quoi de plus simple
et de plus séduisant, esthétiquement parlant, que
le modèle technique du
barrage d'une vallée étroite
? Quoi de plus tentant, même si sa mise en
oeuvre présente quelque difficulté? Pourtant, on se rend compte
aujourd'hui qu'un tel modèle ne peut coexister avec les autres : modèles
naturalistes des chaînes vivantes inféodées à l'eau courante, modèles
historiques, préhistoriques, voire légendaires éventuellement présents sur
le site, modèles pittoresques de la gorge profonde résonnante de mille
bruits et fourmillante de mille surprises, et même modèles de maîtrise des
crues exceptionnelles qui imposent qu'en Loire il faille "faire la part de
l'eau".
La lisibilité des paysages sera donc essentiellement affaire de
reconnaissance et d'attention portée aux différents modèles d'organisation
et de lecture, actuels et potentiels, visibles ou non, des paysages en place
.
Un dernier exemple en sera donné par tout ce qui touche à
l'entretien du
lit endigué
dans tout le Val moyen. Ce lit endigué a profondément modifié
l'espace de liberté originel du fleuve. Il importe donc d'en reconnaître les
modèles, établis par les professionnels, de façon à ne pas y projeter d'autres
modèles incompatibles et illusoires. Nous renvoyons sur ce point
particulier à la séquence du Val nivernais et berrichon. Les conclusions qui
en découlent valant bien entendu pour le lit endigué jusqu'aux portes de
Nantes.
La protection et la mise en valeur des paysages ligériens
Les paysages les plus remarquables permettent la plupart du temps la
coexistence de modèles qui leur confèrent un caractère particulièrement
riche. En Loire, les vignobles, les falaises de tuffeau, les grandes
perspectives sur le fleuve, les modèles d'urbanisme des villes-ponts à Gien
ou à la Charité-sur-Loire, ou de certaines petites bourgades portuaires
comme Bréhémont et St-Mathurin, sont de ceux-là. On les considèrera
comme des
modèles achevés de paysage et l'on parlera parfois à leur sujet
d'insécabilité forte, justifiant ainsi leur classement ou leur inscription à
l'inventaire.
De tels exemples, malgré leur nombre en Loire, restent l'exception. Par
comparaison, on considèrera les autres paysages comme des
modèles
ouverts.
Ils présenteront différents niveaux d'intérêt, plus ou moins
grands, et surtout ils resteront susceptibles de transformations, parfois de
mutations par ajouts ou soustractions, en fonction des opérations
d'aménagement qui y seront mis en oeuvre : développement du bâti,
remembrement de la plaine agricole et remplacement du bocage par un
autre modèle, ouverture d'une infrastructure, etc.... Ce sont eux qui
appelleront la vigilance de ceux qui y interviennent et notamment la prise
en compte de l'expérience acquise à travers les modèles achevés.
Toute opération d'aménagement a par définition une dimension
paysagère dans la mesure où elle doit être intégrée selon l'expression
consacrée.
Cette insertion se présentera comme la contextualisation d'un
nouveau motif ou d'un nouveau modèle
par rapport aux modèles en
place.
Les principes de cette contextualisation sont très généralement les suivants.
1) Considérer toute opération d'aménagement comme la contextualisation
d'un ou de plusieurs motifs de paysage.
Ce premier principe ne signifie en aucun cas que l'intervention paysagère
consiste à reproduire, comme à la photocopieuse, les motifs locaux
traditionnels, que l'on considèrerait comme éprouvés et ayant seuls
valeur. Il s'agit bien au contraire de savoir faire preuve d'inventivité et de
créativité.
Le pont François Mitterrand, récemment inauguré à Blois, en
fournit un très bel exemple.
Il s'agit aussi de savoir s'inspirer de l'expérience paysagère acquise pour en
tirer des effets nouveaux. Un exemple en est fourni par les modalités
souhaitables d'application de
l'Amendement Dupont (Article L 111 1-4 du
Code de l'urbanisme) et du
Volet paysager des permis de construire (Décret
d'application de la loi Paysage de 1993). Ainsi par exemple, s'agissant de
parcs d'activités ou de lotissements, on commencera par les localiser à leur
place souhaitable dans les modèles d'urbanisme locaux ; on continuera en
dessinant leur plan masse et leur accompagnement végétal sur le modèle
du parc, en le contextualisant par rapport à l'environnement végétal
existant ; enfin on y insérera les bâtiments - au lieu de faire l'inverse, qui
consiste très souvent à commencer par un plan parcellaire abstrait dans
lequel on s'efforce ensuite de réinsérer des éléments de parc (voir le cas
du Domaine de la Rivoire dans la plaine du Basset).
2) Respecter les motifs et modèles structurels de la charpente paysagère
L'intervention paysagère se préoccupera, par exemple lorsqu'il s'agira de
contextualiser de nouveaux motifs du bâti, de respecter les modèles de
naturalité structurels locaux,
surtout les plus fins, de façon à les intégrer
dès le départ dans le projet. Toute l'histoire de l'extension de nos villes
montre que si ce principe avait été respecté, nous ne souffririons pas aussi
cruellement aujourd'hui de l'absence ou de l'insuffisance de ces motifs de
naturalité, tout en étant parfois dans l'incapacité, sauf au prix de travaux
considérables, de les réintroduire dans le tissu urbain.
Buser un ruisseau
ou remblayer un vallon sous prétexte de faire la ville ou de faire passer
une nouvelle route peut constituer une perte irréparable pour la qualité
d'un paysage urbain.
3) Respecter l'intégrité des motifs et modèles en place
Ce principe s'inscrit dans la logique du précédent et concerne aussi bien les
motifs de naturalité que les motifs de spatialité. Tout motif de paysage a des
limites spatiales qu'il convient de ne pas dépasser, au risque de nuire aux
motifs et modèles voisins et associés. L'exemple type, en Loire, est sans
doute celui de
l'occupation non maîtrisée de la plaine alluviale inondable
par le bâti.
Cette plaine n'est pas à l'abri de crues exceptionnelles, bien
qu'on n'en ait pas connu depuis plus de cent ans. Son occupation non
maîtrisée par le bâti, sur certains sites, est contraire à l'esprit des lieux dans
toute la vallée : la violence toujours possible et surtout imprévisible du
fleuve.
4) Respecter l'identité des motifs et modèles en place
L'identité des motifs se lit à travers leur apparence. C'est le double
problème de la sauvegarde de l'identité de tel ou tel motif structurel dans
le modèle en place et de la composition dans l'esprit du ou des caractères
de ce modèle, sauf décision de changer ce ou ces caractères. Un exemple
type peut en être donné par
l'envahissement de certaines îles par la
populiculture,
par exemple dansla Loire armoricaine. Cet envahissement
est à l'origine non seulement d'occultations et de banalisations du paysage,
mais aussi et surtout de dénaturations, c'est à dire de pertes d'identité de
ces îles qui figurent, par leur puissance considérable sur l'imaginaire,
parmi les motifs d'intérêts majeurs de toute la vallée. Il en ira de même
dans les cas d'
occupation intempestive des coteaux par le bâti, surtout en
crête. Ces coteaux devraient rester un des motifs majeurs d'encadrement
naturel de la vallée, sous peine d'être dégradés, voire dénaturés.

PRESENTATION DE L'OUVRAGE
La Direction régionale de l'Environnement Centre a souhaité, dans le
cadre du Plan Loire Grandeur Nature lancé en 1994, faire le point sur l'état
des connaissances et des expériences en matière de paysages ligériens. Il
s'agissait de rassembler les études et expériences réalisées à ce jour, d'en
analyser le contenu et d'en tenter une synthèse permettant de dégager une
première typologie paysagère comparative.
Les études disponibles, au nombre de 68, ont été rassemblées par les soins
de Sophie Bonin, qui en a tiré un premier ouvrage,
La place du fleuve dans
les paysages ligériens (1996).
Le propos de cet ouvrage, fondé sur l'analyse
sémantique, était de brosser le portrait du fleuve à partir des mots qui en
rendent compte. Les mots et les motifs des paysages se renvoyant les uns
aux autres, nous avons repris les mêmes sources sous un autre angle :
le
portrait du fleuve à partir des motifs de paysage qui le composent.
Il s'agit donc de la vallée et du fleuve dans leur dimension spatiale, et plus
précisément de
la façon dont les Ligériens ont contextualisé cette spatialité
dans la nature et l'esprit des lieux.
On en rendra compte par le texte et par
la représentation graphique. Cette dernière sera faite en planimétrie par la
cartographie et en altimétrie par les photographies et les coupes
schématiques présentant les enchaînements des principaux motifs en
modèles, de la même façon que les disciplines scientifiques le font
généralement à l'aide de transects, blocs diagrammes, schémas en coupe,
etc... Enfin on reproduira un certain nombre d'extraits d'études et de
travaux portant sur les aspects essentiels de la problématique paysagère
ligérienne.
I. La cartographie couleur,
représentation planimétrique des motifs ligériens
La cartographie proposée dans cette typologie permettra d'avoir une
première perception des paysages ligériens à l'échelle du 1/50000° en
représentant les principaux motifs de naturalité et de spatialité relevant du
relief, de l'eau, de la végétation, du bâti, de l'occupation du sol et des
réseaux
.
Elle se présente comme la superposition de deux planches informatisées.
1 - La première planche est celle de la carte topographique IGN au 1/50000°.
Elle a été choisie parce qu'elle offre le minimum d'espace permettant la
perception des principaux motifs de paysage tout en restant maniable. La
carte au 1/25000° aurait été beaucoup trop importante en surface pour
1000 kms de vallée, et inversement celle du 1/100000° aurait été trop
réduite pour échapper à une schématisation trop abstraite du paysage. La
1/50 000° servira ainsi de fond de plan à la planche suivante, dite du
contexte paysager.
2 - La deuxième planche, dite "du contexte paysager", est la représentation
en couleur des principaux motifs des paysages cartographiés. Elle a été
élaborée à partir de la couverture aérienne IGN de la vallée et est
disponible indépendamment de la 1/50000°. Superposée à elle, elle permet
une contextualisation visuelle de la vallée. Elle reste schématique, mais moins
abstraite que la 1/50000°, se rapprochant d'une schématisation esthétique,
et donnant à imaginer ce que peut être le paysage ligérien en renseignant
les blancs de la 1/50000°.
On notera par exemple que
les forêts et les boisements de la 1/50000° sont
tous de la même couleur vert clair. Il est possible, grâce à la planche du
contexte paysager, de préciser la nature des boisements par des nuances de
vert, et l'on verra que les ambiances qui en résultent, par exemple entre la
Haute Vallée et le Val sont très différentes.
On verra également que la planche couleur renseigne les blancs du fond
IGN quant à
l'occupation agricole du sol, si importante lorsqu'il s'agira de
distinguer entre
les verdiaux, les cultures céréalières ou maraîchères, les
prairies, les vergers, les vignobles,
les peupleraies, etc...
De même en ce qui concerne le bâti, les différentes nuances du rouge
permettront de distinguer entre
bâti ancien et bâti nouveau, bâti isolé ou
regroupé, bâti résidentiel et bâti industriel, etc... le mauve permettant de
situer les principaux sites industriels, artisanaux et/ou commerciaux. Ainsi
pourra-t-on effectuer une première analyse de contextualisation de ces
différents motifs.
Enfin, la carte du contexte
pourra être mise à jour en fonction des
évolutions disponibles par toute source, par exemple à chaque nouvelle
mission de photographie aérienne effectuée par l'IGN.
3 - D'autres planches thématiques pourront ensuite être superposées aux
deux premières ou à l'une d'entre elles, dans la mesure où elles auront été
transposées comme elles sur système informatique compatible. Ce seront
par exemple la carte des limites des monuments et des sites classés ou
inscrits, celle des limites administratives, celle des données réglementaires
telles que les limites des zones inondables ou les périmètres de protections
diverses, etc...
Ces planches, comme les autres, pourront être modifiées en fonction des
évolutions à venir et utilisées dans des portés à connaissance, ou comme
références dans les actions à entreprendre ou à poursuivre. On pourra ainsi
parler d'une
cartographie évolutive, en fonction de l'évolution des
paysages eux-mêmes, ce qui constitue, en matière d'information et
d'aménagement, un atout précieux et désormais envisageable grâce à
l'outil informatique.
II. I. La photographie et les coupes schématiques,
représentation altimétrique des modèles ligériens
1 - Les photographies
L'intérêt de la photographie aérienne et de la photographie au sol est de
permettre la perception des enchaînements de motifs en modèles de
paysages, ainsi que de leur degré de visibilité.
Certaines d'entre elles sont prises de telle sorte qu'elles présentent le
modèle sous son aspect le plus favorable, parfois comme un modèle
achevé. Tel est le cas de la photographie du Puy-en-Velay présentée par le
guide Michelin. Son intérêt réside dans le fait qu'elle présente ce paysage
tel qu'il devrait faire horizon à la ville tout entière - ce qui n'est pas le cas,
comme le montrerait une photographie prise avec un objectif grand angle
et comme le montre la carte du contexte si on la regarde attentivement.
Dès lors, la photographie s'érige en modèle qu'il faudrait prendre en
considération pour remédier à la banalisation, voire à la dégradation de
certains sites du paysage non photographié.
D'autres photographies n'hésitent pas à présenter les erreurs repérables
dans le paysage et dues au non respect de l'identité, de l'intégrité et/ou de
la nature des motifs et modèles en palace. Tel pourra être le cas d'un
terrain de camping localisé dans le lit endigué du fleuve, d'un coteau mité
par une urbanisation non maîtrisée, ou d'une île dénaturée par la
populiculture. La photographie pointe alors sur les décisions et
orientations de réhabilitation souhaitables à partir des modèles achevés du
contexte.
2 - Les coupes schématiques
Leur intérêt est de présenter les principaux modèles de paysages sous la
forme d'enchaînements de motifs, à la manière des modèles élaborés par
les autres sciences impliquées dans l'organisation des paysages. Ils
permettent de mieux saisir comment les différents modèles d'organisation
et de lecture peuvent s'éclairer, se compléter et finalement coexister. On en
prendra pour exemples les modèles des séries végétales d'un cours d'eau
jouissant de son espace de liberté, comme dans la Loire bourbonnaise, ou
du comblement et de la végétalisation du lit endigué après enfoncement
du lit mouillé, modèle présenté dans le Val nivernais et berrichon.
Chaque coupe est légendée par deux lignes superposées. La ligne inférieure
porte mention des
motifs structurels de la charpente paysagère,
éventuellement marqués par la banalisation ou la dégradation. La ligne
supérieure porte mention des
motifs conjoncturels de spatialité,
éventuellement marqués eux aussi par les aménagements qui occultent,
banalisent, dégradent ou même détruisent le modèle, par exemple une
zone industrielle mal localisée.
Ces coupes pourront éventuellement être accompagnées, motif par motif,
de recommandations quant à leur réhabilitation, leur mise en valeur,
éventuellement leur protection plus ou moins forte (voir l'exemple de la
plaine ligérienne aux environs de Decize)
3 - Les extraits d'études paysagères
Leur intérêt est de synthétiser, à propos d'un point particulier de la
problématique paysagère ligérienne actuelle, les modes et modèles
d'intervention possibles, voire souhaitables, étant donnée l'expérience
acquise. Ainsi par exemple de la problématique
du bocage et de son
remembrement
éventuel ou de celle des gravières et de leur remise en état
ou encore de
la stratégie de prévention des crues, etc...
4 - Les index
Ils sont au nombre de trois. Le premier, Index des mots et des motifs, figure
en tête de l'ouvrage, après le Sommaire. Il permettra de retrouver sur
l'ensemble de la vallées les principales occurences des thèmes traités. Le
second,
Index des lieux et des communes, figure à la fin de l'ouvrage et
permettra de retrouver, au moins sur la cartographie et parfois dans le
texte, les occurences des communes cartographiées. Le troisième,
Index des
études et auteurs,
figure après l'index des lieux et des communes et
permettra de trouver les références complètes et aussi précises que possible
des études et auteurs mentionnés et cités.

Source : Alain Mazas, Paysagiste DPLG – Typologie paysagère de la vallée de la Loire – DIREN Centre -1999